Pour le respect de l’entité Alsace dans son espace actuel
« C’est en redonnant vie à des régions aux contours pleinement acceptés et ressentis par les populations, que l’on retrouvera le dynamisme perdu. »[1]
Le conseil d’administration de l’initiative citoyenne alsacienne pour plus de démocratie (ICA 2010) tient à exprimer son désaccord quant à la fusion de la Région Alsace dans un ensemble qui pourrait être l’Alsace et la Lorraine ou le Grand Est ou encore l’Alsace et la Lorraine plus des éléments du Grand Est. C’est notre position juste qu’à preuve du contraire, jusqu’à ce que l’on nous démontre que l’Alsace a plus à gagner à être dissoute en tant que collectivité territoriale, qu’à rester une région à part entière[1]. Nous ferions alors volontiers amende honorable. Mais pourquoi nous opposons-nous à cette fusion ?
Certes !
Nous n’ignorons pas les économies qui pourraient être obtenues en raison de l’élimination de certains doublons obtenue notamment par la suppression des collectivités départementales[2]. Resterait alors aussi à supprimer les doublons avec les différentes directions extérieures de l’État, régionales et départementales. Il demeure que les prestations liées aux actuelles compétences demeureront, à moins que l’on ne diminue ces dernières. Nous mettons en doute les économies d’échelle, car il est prouvé que plus on centralise[3], plus les budgets augmentent. De savantes études démontrent que le système centraliste a un coût bien plus élevé que le système fédéral ou fortement décentralisé, en raison notamment de sa structure pyramidale et de l’inertie et de l’assistanat qu’il génère.
Nous n’ignorons pas non plus que des régions plus grandes pourraient gagner en poids au niveau européen, mais que pèse en Europe une grande région française sans réelle capacité d’action propre, capacité dont disposent justement toutes les autres régions d’Europe. À part de rares exceptions, nos régions doivent toujours en référer à l’État central, obtenir son autorisation, avant de pouvoir agir sur le terrain européen et international. Cela alourdit considérablement les choses, gêne l’anticipation et fait perdre en réactivité.
Certes, la France a ratifié le 17 janvier 2007 la Charte européenne de l’autonomie locale qui prône au-delà de la décentralisation, un vrai pouvoir de gestion des affaires locales, le principe de responsabilité politique de l’exécutif local, le principe de subsidiarité[4] et le renforcement de la démocratie locale. Question : cette charte est-elle réellement appliquée en France ?
N’ajoutons pas un problème au problème !
La Lorraine dont il est question n’est pas la seule Moselle[5], mais bien les quatre départements lorrains et peut-être même la Côte-d’Or et une partie de Champagne-Ardenne. Nous serions très minoritaires pour défendre les dossiers alsaciens qui seraient à négocier avec des élus qui soit n’y connaissent rien, soit sont indifférents ou pas concernés, voire hostiles par jacobinisme[6]. À supposer que tous les représentants Alsaciens au sein du conseil de la grande région née de la fusion, soient tous d’accord pour défendre le concordat, les articles et les décrets qui régissent les cultes protestants et israélites, la sécurité sociale régionale, les structures professionnelles régionales… et tout le droit local, ils ne constitueraient qu’un groupe minoritaire à l’efficacité limitée donc.[7]
Nous avons déjà en Alsace même suffisamment d’opposants aux particularismes alsaciens pour ne pas encore en rajouter. Nous avons déjà au niveau national suffisamment d’opposants aux particularismes alsaciens pour ne pas encore compliquer la chose.
La réforme proposée est très peu progressiste
Aujourd’hui, les régions françaises sont en charge de missions que par délégation l’État leur confie et à part l’une ou l’autre exception (Corse, Polynésie française, Nouvelle-Calédonie…), toutes ont les mêmes missions.
Le véritable progrès serait de faire enfin confiance aux Régions et de leur donner les moyens d’agir, dont disposent par exemple les régions allemandes et suisses voisines. Ce type de développement régional de la démocratie doit aussi être possible en France. Nous le souhaitons en tout cas pour l’Alsace.
Le véritable progrès serait de libérer les collectivités territoriales des tutelles qu’elles subissent encore pour à leur tour libérer les énergies et les initiatives par application du principe de subsidiarité.
Plus encore que des économies, ce sont alors des gains qui pourraient être obtenus.
Taille ou identité ?
L’Alsace a une identité. Elle est une et plurielle. L’Alsace-Lorraine prise comme un tout, n’a pas d’identité commune en dehors de celle française[8]. Imagine-t-on un pouvoir national qui ne reposerait pas sur une identité française, une identité française sans pouvoir national ? Alors, pourquoi vouloir d’un pouvoir régional qui ne reposerait pas sur une identité alsacienne, une identité alsacienne sans pouvoir régional ? Pourquoi ce qui serait vertu dans un cas, serait-il vice dans l’autre ?
Le système centralisateur français est producteur de déficit identitaire (régional). Les régions françaises ne sauraient être titulaires d’identité, autre que folklorique, sans véritable consistance, en tout cas pas d’une identité inscrite dans le droit. Il nous semble bien que le mot Alsace ne figure pas même dans la Constitution française.
D’aucuns pensent que l’agrandissement de la taille générerait obligatoirement des transferts de compétence, en tout cas donnerait plus de poids à la revendication. Taille pour taille, il y en aura toujours une instance de taille plus grande, l’État, seul détenteur du pouvoir normatif qu’il n’est pas prêt à lâcher, comme il n’est pas prêt à consentir aux régions la possibilité de lever des ressources financières. La Grande Région restera-t-elle un colosse aux pieds d’argile ?
Le véritable progrès serait de considérer que la réforme doit porter bien moins porter sur une question de taille que sur une question de démocratie de proximité, participative et délibérative.
Le véritable progrès serait de considérer que la réforme doit porter bien moins sur une question de taille que sur une question de pouvoir et de responsabilité[9] fondés sur une identité.
Il y a en France des Régions à forte identité. Il en est ainsi de la Bretagne, de la Corse, du Pays Basque… celles principalement marquées par une langue et une culture régionales, une histoire particulière aussi. Ces Régions sont de notre point de vue destinées à rester dans leur espace actuel ou à se (re)constituer dans un espace historique. Celles à identité moins prononcée ou moins revendiquée sont davantage appelées à être regroupées. Quoi qu’il en soit, il s’agit de respecter le principe très européen d’union dans la diversité.
Transferts de compétence
La France a besoin d’une nouvelle architecture institutionnelle, plus efficace et plus équitable, qu’elle réalisera par la mise en œuvre d’une décentralisation différenciée. Au-delà d’un simple transfert de compétences, il faut donner aux collectivités des pouvoirs nouveaux. Cela passe par la mise en œuvre d’une gestion différenciée des territoires pour mieux tenir compte de leurs spécificités économiques, sociales, mais aussi identitaires, culturelles et linguistiques. La distribution des compétences, comme des modes d’organisation, doit pouvoir varier pour s’adapter aux besoins des populations et aux intérêts des territoires.
À l’image d’autres régions françaises comme la Corse, nous souhaitons pour l’Alsace l’adoption d’un statut particulier la dotant des compétences lui permettant de relever les défis qui se présentent à elle. D’ailleurs, de par le droit local, l’Alsace dispose déjà partiellement d’un tel statut. Il suffirait de l’élargir à des compétences proches de celles dont disposent les régions voisines d’Allemagne ou de Suisse qui expliquent grandement leur réussite[10]. Il est permis de rêver, en tout cas de demander.
Clause de compétence générale
Les Régions en France ont des compétences en matière de développement économique, en matière d’éducation (infrastructures seulement) et de formation professionnelle et de manière expérimentale en matière de protection du patrimoine, de développement des ports maritimes et des aérodromes et de mise en œuvre d’un plan régional pour la qualité de l’air et classement des réserves naturelles régionales. On le voit, les compétences régionales restent très limitées.
Cependant, comme toute collectivité territoriale, la Région peut utiliser la clause générale de compétence qui lui permet d’agir au-delà de ces compétences normales dans l’intérêt public local. Ce qu’elle fait dans de nombreux domaines. Or la réforme envisage la suppression de cette clause générale de compétence. Alors, quid notamment du soutien au bilinguisme, d’ABCM-Zweisprachigkeit, d’une bonne part de la vie professionnelle et associative… ?
Coopération transfrontalière
L’Alsace s’est engagée depuis quelques décennies dans une politique de coopération transfrontalière économique, politique, sociale et culturelle avec ses voisins et partenaires du Rhin Supérieur. Cette stratégie d’alliance n’est pas le fruit du hasard. Elle participe de la construction de l’Europe. Elle est déterminée par la nécessité économique et prend appui sur des données géographiques, historiques, linguistiques et culturelles. Une quantité impressionnante d’accords et de propositions ont été réalisés dans de nombreux domaines : aménagement du territoire, communication, infrastructure, enseignement, culture, bassin d’emploi, implantation d’entreprises… Des structures politiques ou institutionnelles ont été créées : Conseil rhénan, Conférence franco-germano-suisse du Rhin Supérieur, Région métropolitaine trinationale du Rhin Supérieur, Commission intergouvernementale franco-germano-suisse, EUCOR – Confédération Européenne des Universités du Rhin supérieur, Eurodistricts…
Cependant, il s’est d’emblée posée pour l’Alsace la question des compétences. Évidemment, les Länder allemands et les Cantons suisses voisins ont beaucoup plus de liberté d’entreprendre que n’en a l’Alsace. L’Alsace-Lorraine fusionnée en aura-t-elle davantage ? Rien n’est moins sûr ! De plus, ne faudra-t-il pas renégocier le tout ? En tout cas, il faudra bien 10 ans pour que les relations nouvelles se consolident, que l’agir ensemble et communicationnel se construise véritablement.
Ne va-t-on pas accentuer la satellisation de la région par le bassin parisien, au détriment du bassin rhénan. Plutôt que de s’apprêter à renoncer à la laisser exister en tant que collectivité propre, la réflexion actuelle n’était-elle pas à utiliser pour obtenir pour l’Alsace un statut lui donnant là aussi des compétences proches de celles des Länder allemands et des Cantons suisses lui permettant de vivre véritablement à 360 degrés dans un judicieux équilibre Est-Ouest. L’Alsace est d’Est. L’Alsace est d’Ouest. Elle est les deux et doit pouvoir le rester !
Pas moins d’Alsace, mais plus d’Alsace
Nous autres Alsaciens et nous entendons par là celles et ceux qui sont d’ici depuis longtemps et celles et ceux arrivés plus récemment, avons un devoir d’Alsacien, celui de construire ou de re-construire une identité alsacienne ouverte et plurielle, riche de toutes ses composantes passées et présentes. Pour ce faire, nous devons disposer d’un pouvoir nécessaire et suffisant. Les langues, les cultures et les identités ne sont pas innées. Elles sont construites et transmises essentiellement par la collectivité. La Collectivité Alsace a sur ce sujet un rôle majeur à jouer. Ce n’est pas en se dissolvant qu’elle pourra le faire mieux. L’Alsace doit non seulement demeurer une Collectivité à part entière, sans pour autant qu’elle soit entièrement à part, elle doit aussi disposer de pouvoirs nouveaux lui permettant de satisfaire les besoins de sa population et ses intérêts spécifiques. L’avenir de l’Alsace est à inscrire aussi bien dans les relations transvosgiennes, que transrhénanes, françaises, qu’européennes. Au reproche de repli que certains ne manqueront pas de nous faire, nous répondons que l’on est d’autant plus capable de s’ouvrir aux autres, que l’on est d’abord soi-même, que l’on est d’autant plus interrogé par l’altérité, que l’on s’interroge soi-même.
Pierre Klein, président
22 mai 2014
www.ica2010.fr ;
www.pierre-klein.eu ;
0682940999
[1] Jusqu’à présent, personne n’a réussi à le faire.
[2] Nous avons appelé en 2013 à voter en faveur de la création du conseil d’Alsace. Une pétition allant dans ce sens, lancée par nous, avait recueilli la signature de près de 1000 personnalités représentatives du monde politique, économique et culturel.
[3] Et la première conséquence de la fusion serait une centralisation.
[4] Le principe de subsidiarité veut que la compétence de l’action publique, lorsqu’elle est nécessaire, doive être allouée à la plus petite entité capable de résoudre le problème d’elle-même (Communes, Régions, États, Europe). Il va de pair avec le principe de suppléance, qui veut que quand les problèmes excèdent les capacités d’une petite entité, l’échelon supérieur ait alors le devoir de la soutenir, dans les limites du principe de subsidiarité.
[5] On ne parle pas de reconstituer l’Alsace-Lorraine, Reichsland de 1871 à 1918.
[6] Prenons pour exemple le bilinguisme qui en Alsace nous est cher. En Lorraine, il n’existe aucune classe ou section paritaire bilingue à l’école publique. Il existe bien deux sites associatifs ACM-Zweisprachigkeit à Sarreguemines, mais ces derniers ne bénéficient d’aucun soutien ni de la part de la région Lorraine ni du Département de la Moselle.
[7] Rappelons qu’aujourd’hui il y a 47 conseillers régionaux en Alsace et 73 en Lorraine.
[8] Bien entendu comme toute identité est une construction, elle pourra être construite, mais c’est là une autre histoire.
[9] On voit plus loin de la plate-forme de la Cathédrale de Strasbourg que de la tour Eiffel. On voit que dans les pays environnants l’Alsace, il y a des Régions très grandes et d’autres très petites, par exemple : la taille de la Bavière est sans commune mesure avec celle de la Sarre ou de Brême.
[10] Demande déjà exprimée au travers du Manifeste alsacien pour une rénovation de la démocratie française que nous avons lancé en 2009/2010 et qui avait recueilli la signature de près de 1000 personnalités représentatives du monde politique, économique et culturel.