Aussi curieux que cela paraisse, les Alsaciens n’ont jamais, revendiqué une place pour l’enseignement de l’histoire et de la culture telles qu’elles ont été et sont construites en Alsace, mis à part l’éphémère épisode de la requête aux autorités scolaires de 1984. Toute l’action a été portée sur l’enseignement de l’allemand, avec d’ailleurs le peu de succès que l’on sait, si l’on prend en considération l’état actuel de la bi- ou triphonie collective alsacienne. Pourquoi ? N’est-ce pas en raison d’une identité culturelle dont on n’a plus voulu ou pas pu se donner ? Une identité culturelle qui, elle, aurait exigé le bi- ou plurilinguisme !
Die Ablehnung der eigenen Sprache ist die Konsequenz einer Verdrängung des Ich-Bewusstseins und einer Behinderung des Wir-Bewusstseins. Sie ist die Folge einer Bedrohung oder Verletzung der Selbstakzeptanz und des Selbstwertgefühles. Muss man sich nicht in einer tiefen Identitätskrise befinden um die Sprache des Seins und des Mitseins zu verleugnen?
L’individu ne choisit pas sa langue. Elle lui est imposée au travers de la socialisation, d’abord primaire, ensuite secondaire, c’est-à-dire par son environnement familial, scolaire et social, en fonction de la stratégie identitaire dans laquelle cet environnement est inscrit. Ce n’est donc pas la langue qui fait l’identité, mais c’est l’identité qui fait la langue. Ainsi tous les francophones ne sont pas Français et il ne suffit pas d’être germano-dialectophone pour être Alsacien. J’en connais beaucoup qui parlent la langue régionale et qui ne développent pas une folle exubérance alsacienne. Certains sont même carrément hostiles à toute idée d’identité culturelle alsacienne.
Mais comment définir l’identité culturelle ? Toute identité naît de l’identification. Toute identité est fondée sur la différence et l’appartenance, une dialectique qui n’est pas sans créer des conflits intérieurs que chacun résout à sa manière pour se construire. Toute identité est élaborée par l’interaction sociale à travers la rencontre de l’autre, de l’altérité et la multiplicité des relations implique la pluralité de l’identité. Toute identité est d’abord personnelle. Il n’y a d’identité collective que dans la rencontre entre des identités personnelles. Ainsi, l’identité culturelle résulte d’un sentiment d’appartenance partagé et d’une volonté d’être et de vivre et faire ensemble. Toute identité culturelle est d’abord subjective, imaginée, représentée. La question est de savoir comment s’opère la construction de ce sentiment et de cette volonté.
Le lien et la solidarité naissent de l’identification et de la socialisation. D’une part, nous voulons être ceci ou cela, et d’autre part nous sommes largement formaté pour être ceci ou cela. Autrement dit nous formons le groupe et le groupe nous forme. Toute identité est une construction et non pas un fait de nature. Elle se construit dans l’interaction de l’identification et de la socialisation. L’identité est grandement fabriquée dans l’enfance, notamment à l’école, par le jeu du je veux être ce que l’on fait de moi, c’est-à-dire par la reproduction. Certes l’adulte possède plus de discernement, mais certains « réflexes » mis en place dans l’enfance demeurent à jamais. Pour toutes ces raisons, on ne naît pas Français et Alsacien, on le devient.
Nous devenons Français en ce que nous faisons nôtre, ce que l’on nous présente de la France. Et parce que l’école ne nous présente rien de ce qui fait l’Alsace, ou si peu, nous ne pouvons pas faire nôtre ce qui ne nous est pas présenté. Et comme on ne peut pas s’identifier à ce que l’on ne connaît pas, nous ne sommes pas loin d’avoir atteint le degré zéro du niveau d’adhésion à l’alsacianitude. De même, ne voulons-nous évidemment pas être ce que l’on n’a pas fait de nous. Autrement dit, nous avons fait l’impasse sur une socialisation alsacienne, sur une alsacianisation. Cela explique la crise du NOUS alsacien, une crise qui porte en elle, provoque et soutient la déconstruction linguistique.
Les éléments objectifs fondateurs d’une identité culturelle sont bien connus. Il faut notamment un passé, un récit sur le passé et des mythes, des héros et des personnalités emblématiques, des monuments et des œuvres artistiques, des arts et des traditions populaires et un folklore, un espace et des paysages, une langue ou des langues, voire même un hymne et un drapeau.
A ce propos, lorsque dans les années 90, un professeur, qualifié par certains de Monsieur histoire de l’Alsace, s’en est pris aux fameux cinq C, à savoir Cathédrale, Choucroute, Cigognes, Colombages, Costumes, en nous invitons à les rejeter de l’imaginaire alsacien, il savait très bien ce qu’il faisait. Beaucoup ont hélas applaudi à ce discours. Par contre, le même instille à dessein dans ce même imaginaire les cinq H, à savoir Hansi, Hansi, Hansi, Hansi et Hansi, ou encore Homogénéisation identitaire, Hystérie patriotique, Holocauste de la langue, Hégémonie de la singularité et Honte de la germanitude.
Ce que les Alsaciens s’imaginent être résulte avant tout d’une histoire, qu’on leur raconte et qu’ils se racontent à eux-mêmes. Une histoire qui comporte beaucoup de sentimentalisme, de contradictions, d’incertitudes et d’approximations, de contrevérités aussi. Car à vrai dire, ils n’ont jamais eu l’occasion de faire ensemble un travail sur leur histoire et leur culture, ni d’élaborer ensemble une mémoire collective. Ne faut-il pas faire un travail sur soi pour savoir d’où l’on vient et pour devenir celui que l’on veut être. La grande majorité des Alsaciens ne connaît que l’histoire enseignée, c’est-à-dire un récit identitaire, une histoire inventée, dont l’objectif premier est de fabriquer du citoyen français, ce qui, bien entendu, va de soi. Mais, en Alsace, comme partout ailleurs en France, la construction identitaire est amplement le fait d’une socialisation érigée au bénéfice d’une identité singulièrement française qui fait très largement abstraction des appartenances plurielles.
Ce principe français revient à rejeter la part proprement alsacienne de l’identité en dehors du collectif, dans le magma du non-dit, l’approximation du non travaillé et le confinement de l’intimité. Il ne faut pas s’étonner alors que les représentations se heurtent dans l’esprit des Alsaciens, qu’ils n’assument pas leur histoire, qu’ils produisent beaucoup de non-sens et qu’ils aient un peu mal à leur alsacianitude, un mal endémique.
Die vorgeschriebene Identität und die einzig anerkannte nationale Kollektivität, bzw. die Anpassung an die französischen kulturpolitischen Gegebenheiten, duldeten nur eine Sprache, die Französische, und forderten die Ablehnung der regionalen Sprache, der Deutschen. „Stirb und werde !“.
En France, l’identité collective nationale est largement une construction de l’Etat dans le but de diffuser un récit et de développer un sentiment national, des valeurs, des normes et des représentations communes. Mais la nation culturelle ainsi fabriquée revient à constituer et à consolider un peuple caractérisé par l’unicité de sa langue, de sa culture, de son histoire et de son territoire. Elle aboutit à une ethnicisation de la nation et donc à l’exclusion des altérités.
Zwar ist man immer im Werden, aber das elsässische Werden wurde von dem real existierenden Zentralismus in Richtung einer französischen einsprachigen Identität gesteuert. Kein Mensch, kein Volk gibt freiwillig seine Sprache auf. Wie groβ müssen der Druck der Institutionen und die aufgezwungenen negativen Vorstellungen gewesen sein.
Warum haben die Elsässer nicht stark genug um die Bewahrung ihrer zweisprachigen Identität gekämpft? War es nicht wegen einem verursachten Verlust des Willens zu sein, was man sein will? Ging auch nicht deswegen die Lust auf die Sprache verloren?
En France, la nation est affaire d’Etat. Et la forme de culture nationale développé par l’Etat ignore les subcultures ou la diversité linguistique. Il ne peut pas en être autrement selon cet ordre des choses. Car dans ce concept le fondement de la nation n’est qu’insuffisamment la culture politique ou la loi fondamentale, et bien plus la culture dominante, die Leitkultur, c’est-à-dire une culture nationale qui marginalise, les appartenances secondaires. La République connaît, mais elle ne reconnaît pas.
Le principe de l’union dans la diversité reste à installer dans l’habitus français. Ce principe ne peut devenir une réalité qu’à la faveur d’un recentrage politique sur l’essentiel à savoir la primauté des principes universels de droit, de justice, de liberté et de solidarité, c’est-à-dire sur la loi fondamentale, qui constitue pour les citoyens un véritable capital social et un incontournable socle commun. Lorsque l’attachement à la loi fondamentale et l’allégeance à l’Etat de droit seront placés au-dessus de toute autre considération, il deviendra possible de libérer la culture majoritaire ou dominante de sa propension à vouloir se substituer au pacte civil et social et à installer partout la « mêmeté » et la « pareilleté ». Il sera alors envisageable de reconnaître les appartenances culturelles multiples et partant l’individu dans toutes ses dimensions. Il va sans dire que cela nécessitera une nouvelle éthique, un cadre institutionnel et un accompagnement pédagogique.
Il s’agit donc non pas de se soustraire aux principes universels, mais au contraire de considérer que ceux-ci ne prendront véritablement leur sens que si les identités culturelles et les appartenances multiples ne font pas l’objet de discriminations.
Il s’agit, notamment de faire prendre en compte les justes revendications de la diversité des vécus dans une déconstruction – reconstruction de l’histoire de France permettant à toutes les mémoires occultées de s’inscrire dans une nouvelle mise en perspective, base d’une identité nationale actualisée et vivante pour les Français d’aujourd’hui. Le « devoir de mémoire »doit impérativement aller de pair avec la prise en compte de la diversité des mémoires. Il s’agit de promouvoir une identité française ouverte et plurielle. C’est une condition sine qua non à laquelle est attachée une identité alsacienne affirmée et reconnue, elle-même ouverte et plurielle.
Enseigner la diversité alsacienne
Il est plus important que jamais de permettre à la population alsacienne d’acquérir des références culturelles, qui constituent autant de ressources identitaires, et au travers d’une approche cognitive, contextuelle et évolutive de la culture, et non pas essentialiste ou substantialiste, d’aider à l’élaboration de repères et de liens sociaux et de construire le vivre ensemble. Non pas pour une identité où le Nous l’emporte sur le Je, mais pour une identité pour soi où le Je se construit par rapport et avec le Nous, un Nous adopté, un Nous alsacien, français et européen. Non pas pour un dessin et encore moins une destinée, mais pour un dessein et une destination. Mais, parce qu’il n’y a pas d’identité sans identification, il s’agit de permettre à chacun de s’identifier à ce Nous et à tous d’en tirer le meilleur parti. Le temps est venu, non seulement, de la généralisation de l’option « langues régionales d’Alsace » à toute la population scolaire, mais aussi de son élargissement à toute la diversité alsacienne, tant les besoins de repères sont grands dans nos sociétés et tant il est important d’avoir un minimum de connaissances pour comprendre une région complexe. Un tel enseignement ne serait que profitable à ceux qui le reçoivent et, par leur intermédiaire, à la population dans son ensemble. Pour ce faire, il faut offrir un champ pédagogique à la géographie, à l’économie, à l’histoire et à toutes les histoires, à la culture et à toutes les cultures, à l’identité et à toutes les identités d’Alsace et donc aux environnements, branchements et entremêlements multiples d’une région, c’est-à-dire, au sens large du terme, à la culture en Alsace, à toutes les cultures en Alsace.
Culture enseignée et enseignante
Parce que la culture d’une identité est fondée sur son histoire et en même temps en construction permanente, il convient d’enseigner le passé, mais aussi et surtout le présent, son pourquoi, et comment il est devenu ce qu’il est. Au-delà de susciter un simple intérêt pour un patrimoine, il s’agit d’assurer la compréhension de certains concepts, de leurs articulations ou de leurs oppositions tels que : histoire et historiographie, Etat, Région et Europe, individu et collectivité, société et lien social, identités et crise d’identité, monolinguisme, bilinguisme et plurilinguisme, appartenance et exclusion, communautarisme et pluralisme, enracinement et ouverture, universel et particulier, culture plurielle et ethnocentrisme, différence et altérité, diversité des mémoires et devoir de mémoire, … Comme, il importe de permettre à chacun de comprendre les mécanismes de la construction identitaire et culturelle et, ce faisant, que toute identité, toute culture, se réalise dans l’interactivité, qu’il n’y a pas de différence essentielle entre les hommes et les cultures, que toutes les cultures, toutes les identités sont inscrites dans un continuum. C’est la condition pour qu’il puisse rompre avec l’illusion du « je-me-fais-moi-même », voir dans l’autre un alter ego nécessaire, gérer la dialectique du respect voulu et de la reconnaissance accordée, de l’identification et de la différenciation, de l’un et du divers, du personnel et du collectif.
Identification alsacienne
Comment pourrait-on continuer à priver le plus grand nombre des bénéfices d’un champ pédagogique ouvert à toutes les cultures présentes en Alsace et comment un consensus autour de sa généralisation scolaire serait-il introuvable ? En tout cas, le contexte politique et social (perte de repères et néo-fondamentalisme, errance politique et crispation nationaliste, individuation et désengagement social, egocentrisme et mise à distance de l’autre, …) nous y invite.
L’identité collective naît de l’identification et perdure dans le sentiment d’appartenance. Partant de là, si le Nous alsacien doit avoir un sens, alors il s’agit de permettre à chacun de s’y identifier et pour que cette identification puisse se faire, il s’agit de faire connaître les éléments identificatoires. Il n’est pas possible de s’identifier à ce que l’on ignore et d’aimer ce que l’on ne connaît pas.
L’identité collective naît d’une dynamique collective et de la rencontre d’identités personnelles. Cela admis, il s’agit de créer en Alsace les conditions pour que cette dynamique et cette rencontre puissent opérer, sauf à vouloir persévérer dans la négation, voire la néantisation d’identité et leurs corollaires la déculturation et la désintégration. L’identité alsacienne existe seulement à partir du moment où des individus s’y identifient et développent pour elle une volonté et une stratégie, notamment pour un partage de vécu(s), de langue(s), d’histoire(s), de culture(s), de solidarités et … d’identité(s). L’identité alsacienne n’est pas une identité autonome – on n’est jamais autonome que dans la dépendance – , elle est une identité française riche de ses diversités.
Besoins identitaires
La perception des différentes identités nécessite une conscience positive de soi-même. Qui ne connaît pas ce qui lui est propre ne peut pas reconnaître l’altérité et encore moins l’apprécier. La reconnaissance obtenue, qui génère de l’estime et du respect de soi, est un préalable à la reconnaissance accordée ou à l’estime et au respect de l’autre. Cette réciprocité exige que le droit à la différence et la reconnaissance de l’altérité soient portés au rang des principes universels. Ce que l’on veut pour soi ne se justifie, ou n’est moralement acceptable, que si on le veut aussi pour les autres.
Toute société doit disposer des outils lui permettant, notamment dans le cadre de la socialisation, de mettre en commun, mais aussi de mettre en valeur ce qui est commun, c’est-à-dire les éléments structurants de son identité, de consolider les appartenances et les liens sociaux, et de construire le vivre ensemble un et divers.
Pour toutes ces raisons, nous sommes confrontés aux besoins de construire une mémoire et une conscience collectives, d’établir une communication
et des liens, de partager un minimum de connaissances et de promouvoir une identité alsacienne ouverte et plurielle. Le Je et le Nous alsaciens, français et européens doivent pouvoir s’inscrire dans le paradigme de la diversité et se traduire par bilinguisme-plurilinguisme, éducation ouverte, culture plurielle, citoyenneté multiple, espaces partagés.
Toute population et tout un chacun éprouvent ces besoins, non pas par simple souci de préservation d’une tradition à jamais figée, mais bien davantage pour leur permettre de se définir, de se repérer, de comprendre le monde, d’être eux-mêmes et de se projeter dans l’autre et dans l’avenir.
Favoriser l’intégration à la société alsacienne par la construction d’une identité alsacienne ouverte et plurielle, fondée sur l’acculturation réciproque, devient un impératif majeur. Elle nécessite une socialisation qui soit en totale rupture avec l’inculcation de l’appartenance unique et uniforme ou encore de la seule différence. Le principe de l’union dans la diversité n’enlève rien à personne, par contre, il apporte un plus à tous.
ou de l’exception républicaine française
En France, la République s’identifie à la nation et à l’Etat, dans un système où l’Etat et la nation se fondent l’un et l’autre, et où la nationalité et la citoyenneté sont confondues. La République y est donc tout à la fois la chose publique, c’est-à-dire l’Etat, l’autorité souveraine, qui s’est substituée à l’autorité royale et l’expression de la souveraineté populaire, de la nation, qui s’est substituée à la souveraineté monarchique. La nation, la République, l’Etat, tous confondus, sont uns et inséparables, indivisibles. Cette confusion est source de confusion des pouvoirs. Ce système consacré par la Révolution représente l’archétype de l’Etat-nation.
Aucun pays au monde n’a opéré à ce point l’amalgame entre la nation et l’Etat, entre la nationalité et la citoyenneté. Et dans le concert des Républiques modernes, constitutionnelles et démocratiques, la France apparaît sur ce point bien isolée. Il ne peut être question de rejeter en bloc un modèle auquel il convient de reconnaître de grandes vertus, en premier l’exercice du pouvoir légitime chargé de construire et de garantir le vivre ensemble, mais de relever ce qui dans ce modèle agit en défaveur de la diversité et donc des langues régionales, et d’appeler à un recentrage sur le contrat civique et social et à une ouverture sur l’union dans la diversité. D’ailleurs, le modèle en question pour exceptionnel qu’il soit, connaît lui-même bien des exceptions, à commencer par le maintien du droit local alsacien-mosellan, mais aussi le pouvoir européen, le statut de la Polynésie française, celui de la Corse… et la République s’en accommode très bien.
Le modèle républicain français prétend ne retenir du concept de nation que celui de la nation politique, souveraine ou universelle, représentée par la collectivité des citoyens, née de la suppression des privilèges, instaurant l’égalité devant la loi et se prolongeant dans la nation contractuelle ou volontariste, celle du plébiscite quotidien, reposant sur l’adhésion volontaire au contrat civique et social et dans la nation juridique basée sur le droit, la justice et la liberté, c’est-à-dire sur les droits de l’homme et du citoyen. Ce modèle se voudrait à l’opposé du concept de nation culturelle, die Kulturnation, romantique, héréditaire, voire organique, basée sur la langue, l’histoire, la culture… qui se réfère à la naissance et à la tribu.
En somme, c’est le refus de la nation imposée et le triomphe de la nation voulue. C’est en cela que tous les Français se reconnaissent dans la nation. C’est cela qui fait de nous des Français.
Tout serait donc parfait. Seulement, l’histoire ne s’arrête pas là. Et les inconditionnels et autres zélateurs de ce système oublient, feignent d’oublier ou refusent de voir :
- que la nation politique a été conçue comme étant le corps social, une association politique d’individus égaux juridiquement, sans privilèges, qui résulte du transfert pur et simple du pouvoir d’un homme, le roi, à la collectivité des hommes et qu’elle ne fait référence à aucune langue, à aucune culture, à aucun territoire, à aucun Etat et même à aucune république, et qu’en cela et en cela seulement, la nation politique est universelle, une et indivisible,
- que si la nation s’exprime dans la souveraineté de la loi, celle-ci lui a été quelque peu confisquée par la souveraineté du législateur, qui fait la loi, qui est la loi, c’est-à-dire une instance supérieure, placée à la fois au-dessus de la nation et des droits fondamentaux, droits de l’homme et des citoyens,
- que si ces droits fondamentaux ont certes été inscrits dans les Constitutions de 1791 et de 1793, ils ont été très vite abandonnés et demeureront trop longtemps absents de toutes les Constitutions, jusqu’à celles de 1946 et de 1958 et encore qu’en préambule,
- que de ce fait la France a instauré la primauté de la loi sur la Constitution, qui ne sera longtemps qu’une sorte de règlement intérieur établissant le fonctionnement des pouvoirs et des institutions, sans référence à une loi fondamentale, et que ce faisant la nation juridique est passée au second plan,
- que jamais une Cour Constitutionnelle, au vrai sens du terme, n’a été installée en France, qui donc n’est pas une république véritablement constitutionnelle, même si sous la Ve République a été créé un Conseil Constitutionnel dont les membres sont nommés par les pouvoirs législatif et exécutif et qui n’est donc pas totalement indépendant,
- que la confusion des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire profite avant tout au plus fort, c’est-à-dire à l’exécutif, au détriment du parlement dont la faiblesse, toujours actuelle, ressemble beaucoup à une mise sous tutelle,
- qu’une participation censitaire et sélective à la souveraineté nationale a longtemps été pratiquée, alors que l’idée de nation politique suppose que le peuple vote, et que le suffrage universel date de 1945 seulement,
- qu’une fabrication par acculturation forcée d’une nation culturelle (une langue, une histoire, une culture…) est intervenue très rapidement à la faveur d’un régime de terreur, continuée par l’Empire et renforcée par les Républiques successives (surtout la troisième), et que tous ces régimes se sont empressés de reproduire et de renforcer des schémas colbertistes, centralisateurs, de conquêtes territoriales et d’uniformisation linguistique repris de l’ancien régime, au nom de l’Universel et de la liberté (« La cause d’Avignon est celle de l’Universel. Elle est celle de la liberté… » Robespierre, discours en Avignon avant son rattachement à la République). Cette fabrication a été confiée à l’Etat qui n’aura de cesse de juxtaposer, voire de superposer la nation culturelle en construction à la nation politique et juridique par confusion entre culture politique et culture majoritaire, la culture majoritaire devenant culture nationale. Il faut dire que la nation culturelle française n’existait pas au moment de la Révolution et qu’il a fallu la créer ou du moins l’élargir à tout le territoire. C’est ce que fit l’Etat, qui entreprit dans un programme nationaliste, surtout sous la IIIe République, la construction d’une identité nationale dont le marqueur principal sera la langue française. Ainsi, l’Etat préexistant « fera » la nation culturelle française et non l’inverse et deviendra un Etat national et la nation, une nation d’Etat, eine Staatsnation. Cette ethnicisation de la nation, de même que le centralisme politique et la concentration administrative ont évidemment été effectuées au détriment d’une nation plurielle ou d’un Etat multinational ou encore d’un Etat fédéral en tous les cas, au détriment des identités et des libertés régionales.
- qu’une bien trop forte et bien trop permanente identification du modèle républicain français à la Révolution française et à ses excès, a permis, voire légitimé la pratique d’un double jeu : d’un côté les Droits de l’Homme, la liberté et la justice, de l’autre la raison d’Etat, la fascination du pouvoir fort, unique et sans partage et l’obsession de l’unité, d’un côté la culture pour tous et de l’autre le modèle culturel imposé et l’ordre bourgeois, d’un côté la souveraineté du peuple, de l’autre une souveraineté populaire trop rarement exercée directement, d’un côté la liberté d’opinion, de l’autre la vérité à imposer, le causez toujours, nous pensons et agissons pour vous. Le jacobin, c’est celui qui sait tellement bien ce qui est bon pour le peuple qu’il n’a pas besoin de demander au peuple ce qu’il en pense. Il n’est donc pas surprenant que les Alsaciens aient été livrés à eux-mêmes pour ce qui est d’une politique linguistique et culturelle définie ailleurs et par d’autres : pas de véritable débat, censure dans les médias, endoctrinement à l’école, démission des clercs et, évidemment, pas de consultation officielle et globale…
Les tenants du système se plaisent à confondre unité et unicité, indivisible et unitaire, égalité et « pareilleté », ramenant l’un à l’unique, l’élément à rien et le différent à l’identique. Or confondre union et unicité ne revient-il pas à considérer que le contraire d’union n’est pas désunion, mais pluriel, que l’union ne peut se réaliser autrement que par la fusion de tous en un, par une espèce de consécration, et qu’il ne suffit pas que les Français soient unis, il faut encore qu’ils soient uniques, uniformes. Confondre indivisible et unitaire ne revient-il pas à considérer que le contraire d’indivisible n’est pas division, mais élément, qu’il n’y a pas de parties dans le tout, pas de corps intermédiaires, que le territoire, la nation, l’Etat et la langue ne font qu’un et que toute différenciation conduit à la désunion. Confondre égalité et « pareilleté » ne revient-il pas à considérer que le contraire d’égalité n’est pas inégalité, mais différence, que l’égalité (de droits) n’établit pas l’égale dignité des individus et l’équité, c’est-à-dire la démocratie, mais leur égalisation, leur indifférenciation. Tout cela ne revient-il pas finalement à refuser de penser l’union dans la diversité, le groupe dans son existence et l’individu dans sa spécificité, c’est-à-dire la pluralité, l’élément et la différence. Toutes ces négations de la pensée se font finalement aux dépens de la liberté et ont constitué et sont autant de portes ouvertes à toutes les dérives. Penser, n’est-ce pas justement lier l’identique et le différent, l’un et le pluriel, l’individu et le groupe ? Et puis ne sommes-nous pas tous pareils et tous différents ?
Les mêmes, enfin, s’abritent derrière les vertus de la République et oublient en passant l’élitisme scolaire, l’affairisme bourgeois, le capitalisme sauvage, l’exclusion féminine, le racisme, le colonialisme, l’esclavage, la citoyenneté sélective, les tortures en Algérie, les censures multiples, le néocolonialisme, le mensonge d’Etat, les finances publiques occultes… que cette même République n’a pas, pour le moins, empêchés. Ils se trouvent superbes en dénigrant le particulier, en méprisant les cultures populaires, en ignorant les cultures particulières. Ils se gargarisent de l’universalité de la culture française, de leur culture, et se font, en réalité, les adorateurs de sa particularité hexagonale, en même temps que de la pensée unique et du politiquement correct. L’idée d’un Etat plurilingue et pluriculturel leur paraît scandaleuse. Ils nagent en pleine contradiction avec la liberté d’expression (art. 11 de la Constitution). Ce qu’ils retiennent surtout de la Révolution, c’est ce qui n’est que la continuation de l’ancien régime, la confiscation de la France réelle par l’Etat. Ils oublient, refusent de voir ou feignent d’ignorer, qu’il existe d’autres modèles républicains, qui parce qu’ils sont recentrés sur la nation politique et juridique, reconnaissent des appartenances et des corps intermédiaires, qui permettent à la diversité de s’épanouir et à la nation de s’enrichir, que d’autres formes de République peuvent exister, existent, notamment le fédéralisme, système bien plus présent parmi les démocraties modernes que le centralisme. Regardez la Suisse ! Y voyez-vous moins de liberté, moins d’égalité et moins de fraternité ? Le sentiment national ou d’appartenance commune y est-il moins fort ? Ils pratiquent sans vergogne la disqualification de l’adversaire, c’est-à-dire des partisans des langues régionales et minoritaires, par amalgame et par désinformation. C’est ainsi qu’ils nous invitent à éviter de recréer des identités factices, évoquent la thèse du complot contre la République (la France, pauvre d’elle, ne tiendrait que par la seule langue française), crient au danger de balkanisation de celle-ci (nous savons bien qu’ils rêvaient pour les Balkans d’un modèle à la française), constatent sans rougir que les langues régionales se développent en toute liberté, sans avoir besoin de Charte (européenne) et que la diversité culturelle est aujourd’hui bien admise… Ils refusent évidemment de s’inscrire dans le post-nationalisme, ce machin qui pour eux annonce la fin de la République, de leur république et donc de la France, de leur France. Mais n’ayez crainte, la France survivra avec et surtout grâce à ce machin, une… et plurielle, et elle n’en sera que plus française.
ou du post-nationalisme
Les XIXe et XXe siècles ont été largement conditionnés par le nationalisme, par les nationalismes et par le patriotisme ethnique, basés sur l’esprit de domination et d’exclusion, sur le principe du sang, sur le droit du plus fort… et leur cortège d’oppressions et d’exterminations, de terreurs et de totalitarismes, de guerres et de barbaries. Alors, qu’en sera-t-il du XXIe siècle ? Le diagnostic dicte le traitement.
La prise de conscience de l’inacceptable, la foi en l’humanité, la nécessaire intégration de l’homme dans toutes ses dimensions, l’indispensable échange entre les individus et la nation et entre les nations, l’incontournable multiplicité des identités et leur nécessaire respect, la construction européenne, la primauté du droit… appellent à un renversement complet des valeurs et nous poussent à inventer des solutions de rechange, à (re)construire le vivre ensemble.
Deux concepts, deux paradigmes, apparus au cours des dernières décennies, celui de la diversité et celui du patriotisme constitutionnel, apportent une alternative au nationalisme. Saurons-nous les penser, les reconnaître et les gérer ?
Ces deux valeurs montantes, qui constituent aussi une nouvelle éthique, s’imposeront à nous, en premier lieu, pour parfaire la construction de l’Europe, pour permettre aux identités régionales de se (re)construire, et finalement pour assurer la survie des nations.
La nation européenne, si nation européenne il doit y avoir, l’identité régionale, si l’identité régionale doit survivre, ne seront pas ethniques ni l’une, ni l’autre, mais le résultat d’une volonté, d’une conscience et du droit, c’est-à-dire qu’elles seront contractuelles, le fruit d’une adhésion. En conséquence, il conviendra de relativiser l’ethnicité de nos nations.
La diversité
La diversité est inscrite dans l’avenir du monde. Déjà, elle est de plus en plus présente et prégnante. Et déjà, nous sommes amenés volens nolens à la reconnaître et à la gérer. C’est-à-dire qu’il nous faut dès aujourd’hui et davantage encore demain penser autrement, c’est-à-dire non plus en territoire, mais en espace, non plus en uniformité, mais en pluralité, non plus en déculturation, en mosaïque, en Multikulti ou en Leitkultur, en culture nationale, mais en culture partagée, en acculturation additive, en échange, en interculturalité et en « pluriculture » ou culture plurielle. Le monolinguisme et la monoculture sont ainsi appelés à céder la place au bilinguisme, au plurilinguisme et à l’interculturalité, c’est-à-dire à la diversité. La reconnaissance de la diversité nous invite à voir et à penser les appartenances multiples, les imbrications, les réseaux d’échange, les articulations, les conjonctions et les entremêlements culturels variés, les solidarités nouvelles et les loyautés diverses. La gestion de la diversité nous invite à combiner le meilleur de l’universel ou du commun au meilleur du particulier et notamment à promouvoir et à mettre en œuvre le plurilinguisme basé sur le bilinguisme, à reconnaître les langues régionales…
Tout cela n’est pas sans poser de sérieux problèmes à la France et à son modèle républicain, modèle qui opère la fusion entre l’Etat et la nation, la nationalité et la citoyenneté, la culture politique et la culture majoritaire et qui ne reconnaît pas d’intermédiaire entre l’individu, le citoyen et la nation. Ce modèle « ethnocentré » se prête mal à la prise en compte de la diversité. Il ne facilite pas l’accès à l’universalité pluraliste. Mais face au processus « inarrêtable » de la diversification, il convient de réagir pour ne pas être emporté par elle et mieux vaut l’intégrer avant qu’elle ne nous échappe.
Le patriotisme constitutionnel
C’est ainsi qu’en particulier Jürgen Habermas a défini un constitutionnalisme vivant, ancré dans une histoire assumée et une culture propre et porté par un engagement responsable et par un attachement à une culture politique commune inscrite dans les principes universels des Droits de l’homme, de la liberté, de l’égalité des droits, notamment culturels, de la justice sociale et de l’équité, favorisant la légitimation de la démocratie et l’émergence d’une culture cosmopolite et engendrant la solidarité des citoyens. Il dépasse les notions de Heimat et deVaterland perverties par le nationalisme et le nationalisme lui-même. Autrement dit, il est question d’amour, d’un amour de la patrie commune qui prend appui sur le droit commun placé au-dessus de toute autre considération, notamment nationaliste. Le sacré devient ainsi le droit.
Les leçons tirées de l’histoire des nationalismes nous invitent à rééquilibrer le concept de nation et de patriotisme au profit, respectivement, de la nation contractuelle et du patriotisme constitutionnel comme base de la solidarité des citoyens, c’est-à-dire au profit de la volonté de partage et du droit, de l’adhésion à des principes et de l’attachement à la démocratie, pour le triomphe de la raison et du consensus. Autrement dit, nous sommes invités à rompre avec l’ethnocentrisme excluant, avec le patriotisme ethnique et à désacraliser la nation culturelle.
La reconnaissance du patriotisme constitutionnel nous impose de penser non plus en nation « ethnocentrée » reposant sur l’exclusion, mais en nation contractuelle reposant sur l’adhésion et la volonté, non plus en union dans l’uniformité, mais en union dans la diversité, non plus à la force pour imposer son droit, mais à la démocratie pour faire triompher le droit et la justice. La gestion du patriotisme constitutionnel nous impose de faire adopter par la loi fondamentale et de faire entrer dans la pratique le principe de la primauté de la Constitution et des droits fondamentaux, le principe de la solidarité basée sur des critères éthiques, sans considération, notamment de langue et de culture et celui de la reconnaissance de la diversité et du respect réciproque des individus et des Etats, enracinés dans l’universalité des Droits de l’homme. Elle nous impose un travail de socialisation, de « démocratisation » et de « recentration » identitaire en faveur de la culture politique, que l’on peut définir comme l’ensemble des attitudes de la population face aux institutions politiques et comme le comportement et la manière de fonctionner de ces mêmes institutions, un travail favorisant l’attachement à la Constitution, véritable « sur-moi » politique, à l’Etat de droit, à la nation contractuelle et politique et aux institutions politiques et à leur bon fonctionnement. Un travail qui nécessite néanmoins une dissociation de la culture politique commune et de la culture majoritaire ou dominante dans le but de faciliter d’une part, l’intégration à cette culture politique et d’autre part, pour favoriser l’égalité des droits culturels et le devenir d’une culture plurielle.
Le patriotisme constitutionnel se présente alors comme une nouvelle conscience citoyenne, une radicalisation démocratique, dégagée de tout ethnocentrisme, une nouvelle raison de vivre ensemble, offrant une solution de rechange au nationalisme, permettant à chacun, individu ou nation, d’assumer une histoire propre et de vivre une culture propre, permettant de même de reconnaître en un autrui différent un alter ego et favorisant l’union dans la diversité et une culture plurielle. Et si l’union se réalise principalement autour du droit et de la culture politique commune et non plus sur les seules langues et cultures, elle ne porte non seulement pas atteinte aux diverses cultures, mais encore elle en assure la survie. PK