Pierre Klein
Qu’est-ce que la culture, et qui plus est la culture alsacienne ?
La chose n’est pas simple, et dans le flot des définitions, il faut piocher l’une ou l’autre. Pour nous, la culture régionale, c’est la culture en Alsace. Elle s’exprime notamment dans la langue française, dans la langue allemande, qu’il s’agisse de l’allemand standard ou de l’allemand d’Alsace. C’est une culture bilingue, composée de la culture française, de la culture allemande et de la culture alsacienne proprement dite. Elle est à la fois unie et diverse, parce que l’Alsace est unie et diverse. Si l’on veut bien considérer que l’allemand est alsacien, comme l’alsacien est allemand, alors non seulement Albert Schweitzer, René Schickele, Nathan Katz et André Weckmann sont culturellement alsaciens, mais Goethe aussi, qui tient ici compagnie à Molière et Voltaire. La culture alsacienne ainsi considérée s’ouvre aux univers culturels français et allemand, et pas seulement à celui-ci. En même temps, elle vit d’eux et contribue à eux, participe à eux et participe d’eux.
La culture est à la fois le fondement de l’unité de l’Alsace et son originalité la plus tangible. Elle se caractérise essentiellement par son intensité, sa profondeur et sa pluralité. Cette dernière trouve son origine dans les apports successifs qui se fondent aujourd’hui de multiples façons dans la culture alsacienne. L’Alsace peut être décrite comme une terre d’échanges et de synthèse. Cependant, les choses n’ont pas toujours été et ne sont pas toujours simples. Les ruptures et les affrontements politiques et nationalistes, l’érosion actuelle de pans entiers de la culture alsacienne et la perte de repères qui en découle suscitent interrogations, doutes et malaise.
Culture nationale, cultures régionales : pot de fer contre pot de terre
La culture nationale, on voit bien ce que c’est, à savoir l’ensemble des connaissances, des savoir-faire, des traditions, des coutumes et même des lois, propres à un groupe humain, en l’occurrence français. Elle vit et se maintient au travers de la production et de la transmission. Ce groupe humain français étant considéré dans son unicité[1] et non dans sa pluralité et sa diversité, il ne saurait y avoir d’autres cultures liées à d’autres groupes humains qui donc n’ont pas lieu d’être.
Du coup, l’on comprend bien aussi ce que l’on entend par culture régionale. Dans un pays qui ne reconnaît pas sa propre diversité culturelle et qui surtout ne la met pas en valeur, force est de devoir parler de cultures dont l’une serait noble, la nationale, et d’autres qui le seraient moins[2], les régionales.
L’approche française de la culture se caractérise par la dichotomie et la hiérarchie. Elle empêche de concevoir la culture nationale comme étant confluence et synthèse des cultures de France. Elle revient à rejeter les parts régionales de la culture de France en dehors du collectif, dans le magma du non-dit, l’approximation du non travaillé et le confinement de l’intimité[3]. Elle pousse à l’effacement[4] et en contre coup à l’alignement[5].
Que faire ?
Face à cet état de fait quelles possibilités s’offrent à l’Alsace pour tenter de faire vivre une culture une dans sa diversité. Car, c’est bien cela la caractéristique principale de la culture alsacienne[6].
En premier lieu, il s’agit de bien concevoir la culture alsacienne. Si l’Alsace a été souvent victime au cours de son histoire des antagonismes nationaux, elle a aussi été le lieu où se sont rencontrées et fécondées deux grandes cultures européennes, la française et l’allemande, d’autres aussi évidemment. C’est dans la confluence et la synthèse que l’Alsace est vraiment alsacienne. L’Alsace l’a bien un peu renié et refoulé. L’heure doit être à la résilience, à celle d’oser l’identité alsacienne et à l’exprimer fortement, individuellement et collectivement, politiquement aussi.
En second lieu, comme la culture nationale évoquée ci-dessus, la culture alsacienne vit et se maintient au travers de la production et de la transmission. En fait (et en droit), elle devrait pouvoir vivre et se maintenir dans son unité dans la diversité. C’est loin d’être le cas. Un très gros effort serait à fournir par la société alsacienne pour soutenir et développer la production culturelle et la transmission, à commencer par un enseignement généralisé de la culture d’Alsace, de l’histoire aussi, à toute la population scolaire alsacienne. On est en Alsace très loin de faire et de pouvoir faire le nécessaire. Il reviendrait déjà à la classe politique alsacienne d’engager des négociations avec l’État afin d’obtenir des pouvoirs et des moyens pour déjà cogérer avec l’État, des domaines, notamment culturels propres à l’Alsace.
En troisième lieu : si l’Alsace a une culture, elle n’a par contre pas véritablement de mémoire. Ce qui manque le plus à l’Alsace, c’est un récit, une sorte de roman régional qui traverse la société alsacienne, né d’un travail en commun sur l’histoire, porteur d’une mémoire collective assumée et contribuant à une socialisation alsacienne, c’est-à-dire à faire Alsace. Un récit largement diffusé permettrait de sortir, n’en doutons pas, d’un certain fatalisme et relancerait l’intérêt pour la chose alsacienne et le débat d’idées, en même temps que l’engagement citoyen. On ne peut pas aimer ce que l’on ne connaît pas. Voilà tout un programme pour les institutions politiques alsaciennes. Maugréer ne suffira pas !
En quatrième lieu se pose aussi la question des décideurs, c’est-à-dire de celles et de ceux qui sont à la manœuvre quant aux programmations culturelles. Partons de l’exemple des médias publics. Chers lecteurs, dans votre ma vie, n’avez-vous jamais été consultés pour donner votre avis sur les programmes de télévisions ou de radios. Qui donc décide de ce qui est bon pour être vu ou entendu par vous ? Évidemment, on ne pourra jamais satisfaire individuellement chacun des téléspectateurs ou auditeurs. Mais qui choisit le plus grand dénominateur commun, ce que est bon ou pas bon pour la masse des usagers ? Ce choix ne dégage-t-il pas une sorte de formatage ? Par ailleurs, toutes celles et tous qui qui assurent les programmations culturelles dans nos villes et nos villages, les chargés de mission notamment, ne sortent-ils pas du même moule, des mêmes formations universitaires dont on sait qu’elles ne réservent pas de grande place à la culture dite régionale, pas plus que l’école, le collège ou le lycée, c’est-à-dire pas grand-chose ! Programme-t-on ce que l’on ne connaît pas ? A priori, non ! Si la culture dite régionale trouve de temps à autre une place dans les programmes et programmations, c’est souvent dû à la curiosité ou à un soupçon d’iconoclasme dans le règne de l’uniformité que peuvent avoir celles ou ceux qui sont à la manœuvre.
La situation de la culture dite régionale est des plus alarmantes pour qui y tient, en premier lieu parce que la place qui lui est réservée dans la société alsacienne est des plus ténues. Quelle est la part de la responsabilité des décideurs dans cette situation ? Sans aucun doute, ils tiennent la part la plus importante, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui. La demande de l’opinion publique n’aurait pas été ou ne serait pas assez forte pour les pousser à une action d’envergure en faveur d’un redressement de la situation. Mais l’opinion publique n’est-elle pas ce qu’ils ont laissé faire d’elle ? PK
[1] Qui est un et unique.
[2] À cela s’ajoute un parisianisme prégnant. Chaque année, le ministère de la Culture dépense 139 euros par Francilien contre… 15 pour l’habitant d’une autre région, un rapport de 1 à 9 au profit de l’Île-de-France ! Ce parisianisme est non seulement structurel, il prétend donner le ton.
[3] Ainsi de grands noms alsaciens de la littérature européenne sont exclus du panthéon national, parce que… de langue allemande (René Schickele et Ernst Stadler) ou reconnue qu’à la marge (Albert Schweitzer).
[4] En fait, à une déculturation, à une aliénation.
[5] En fait, à une mutation culturelle
[6] Elle est culture bilingue constituée des cultures française, allemande et proprement alsacienne. En effet, si l’on veut bien considérer que l’allemand est alsacien, comme l’alsacien est allemand, alors non seulement Weckmann, Katz et Schweitzer sont culturellement Alsaciens, mais aussi Goethe, Marx et Freud qui tiennent ici compagnie à Descartes, Molière et à Voltaire. D’emblée, elle est postnationale et ne peut être ethnique.