Château Karolyi, Hongrie
Les 10 et 11 mars 2011 – Colloque international
« les minorités ethniques et linguistiques en Europe, richesse et défis »
Contribution de Pierre Klein :
Qu’est-ce qui distingue un germanophone d’un francophone ? La langue direz-vous ! Mais qu’est-ce qui distingue un francophone suisse d’un francophone français ? Là, ce n’est plus la langue ! Qu’est-ce qui fait de l’un un Suisse et de l’autre un Français ? C’est l’identité individuelle et collective construite par l’interaction et la socialisation. Et le Suisse vit au quotidien le principe de l’union dans la diversité, alors que le Français vit celui de l’union dans l’uniformité. La Suisse ne peut se définir comme une nation objective réunie sur l’unicité de la langue, comme une ethnie. La France impose l’unicité de la langue. Ce que vivent l’un et l’autre relève de la mise en œuvre d’un concept différent de la nation et du vivre ensemble au travers de la construction identitaire. Et c’est dans le défaut de construction identitaire que réside fondamentalement le problème des « minoritaires ».
1. La langue nationale
« Il n’y a pas de place pour les langues régionales dans une France qui doit marquer l’Europe de son sceau » cette affirmation du président de la République Georges Pompidou »,1 qui a pour le moins le mérite de la franchise, sonne comme une sentence, apparaît comme une justification et semble poser un point final à la politique linguistique poursuivie par l’Etat français depuis près de cinq siècles.
La France est historiquement et culturellement un pays d’une grande variété linguistique.
Une des langues de France va l’emporter sur toutes les autres. Il s’agit du francien (Franzisch) dialecte de la langue d’oïl pratiqué autour de l’an mil dans le domaine propre de la nouvelle dynastie qui vient de monter sur le trône, celle des capétiens alors possessionnés entre Somme et Loire, c’est-à-dire dans le comté de Paris et le duché de France ou France primitive (Franzien). Le royaume de France va être construit par cette dynastie autour de ce domaine royal originel, par élargissement successifs, par le glaive et par le sang (dixit le général de Gaulle), en ramenant le tout à l’un. La langue de cette région, plus tard appelé le franceis, puis le françois et enfin le français, deviendra à la faveur de l’extension du domaine royal, d’imitations et d’ordonnances, la langue officielle du royaume, au détriment, on ne le sait que trop, des autres langues de France.
La scripta francienne restera un certain temps en concurrence avec d’autres scriptae, notamment picarde, anglo-normande, champenoise, bourguignonne, et ce au moins jusqu’à la Renaissance. On dispose au sujet de ces dialectes de culture de textes d’archives, de poésies, notamment courtoises, de proses, notamment de romans arthuriens, de chartes et de chroniques.
La France se perçoit longtemps comme un empire regroupant plusieurs « nations ». Ainsi en est-il à la Sorbonne ou l’enseignement était divisé en quatre Nations : Nation de France, Nation de Picardie, Nation de Normandie et Nation d’Angleterre, qui devint Nation d’Allemagne en 1437.
Depuis 1539 l’édit de Villers-Cotterêts impose le français dans les actes légaux. Cet édit est élargi en 1629 à la justice ecclésiastique.
Le 2 thermidor de l’an II une loi porte que « nul acte public ne pourra, dans quelque partie que ce soit du territoire de la République, être écrit qu’en langue française ».
En 1882, la loi Ferry stipule que « le français sera seul en usage à l’école. »
En parallèle à cela, après chaque conquête territoriale, le français est immédiatement introduit comme langue officielle et les langues des régions conquises sont tout aussi immédiatement privées d’existence officielle.
Ainsi est-ce le cas par exemple en 1621 au Béarn, en 1683 en Flandres, en 1685 en Alsace, en 1700 en Roussillon, en 1859, en Corse, en 1861 pour le Comté de Nice.
La grande préoccupation des révolutionnaires jacobins sera de mettre fin à la diversité linguistique française, bien plus pour assurer l’uniformisation linguistique de la France, la construction d’une nation objective, singulière et unidimensionnelle, et le contrôle des masses, que dans une perspective libératrice ou pour mieux diffuser les idéaux révolutionnaires. Et la langue française devint un facteur de nationalisation de la population française selon le principe : une nation, une langue. Jadis, il fallait posséder la religion d’Etat, maintenant il faudra posséder la langue d’Etat et l’emploi de toutes les autres langues de France devient suspect.2 Les révolutionnaires se sont empressés d’associer unité nationale et unité linguistique. Ce faisant, la France a inventé le concept de langue nationale et du même coup celui de l’imposition linguistique accompagnant un impérialisme dynastique qui commence son œuvre lorsque le roi des francs se proclame roi de France en partant à la conquête des duchés, des comtés, des principautés au profit du bien propre, qui est aussi celui de la couronne. La confusion prégnante entre le territoire et le pouvoir se construit dès lors, et tout ce qui n’est point français et appeler à le devenir. C’est là toute l’histoire de France, celle du monisme.
En 1992 les gardiens du temple du républicanisme réussissent à faire « constitutionnaliser » le monolinguisme français. Dorénavant «la langue de la République est le français ». Qui ne s’en était aperçu ? Et même si entre-temps les langues régionales ont été inscrites dans la Constitution au patrimoine de la République 3 rien de nouveau et de concret n’a été entrepris pour leur conférer une véritable existence sociale4. On en reste largement au confinement dans la sphère privée.5
2. Du droit international
La constante doctrine française sur le plan international en matière de droits des minorités ethniques, religieuses et linguistiques apparaît très nettement dans une communication du gouvernement français présentée à l’ONU en 1977. Celle-ci énonce que « (La France) ne peut reconnaître l’existence de groupes ethniques, minoritaires ou non. En ce qui concerne la religion et la langue (autre que nationale) le gouvernement français rappelle que ces deux domaines relèvent non pas du droit public, mais de l’exercice privé des libertés publiques par les citoyens. Son rôle se borne à assurer à ces dernières leur plein et libre usage dans le cadre défini par la loi et dans le respect des droits de chacun. Le gouvernement français doit enfin rappeler que l’usage des langues locales ne saurait constituer en aucune manière un critère pour l’identification d’un groupe à des fins autres que scientifiques. Outre que cet usage est affaire d’individus, la très grande diversité linguistique – l’intérêt inégal que lui portent les habitants d’une même zone en raison notamment des difficultés d’adaptation de ces langues à l’évolution des idées et des techniques, leur incapacité à déborder leur cadre limité empêchent de les considérer comme l’élément nécessaire et suffisant pour définir une communauté par opposition à la nation française. »
Cette idéologie se retrouve, par exemple, dans le fait que si certes la France a signé, et encore qu’en 1980, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de l’ONU daté de 1966 et entré en vigueur en 1976, elle l’a fait à l’exclusion de l’article 27 qui stipule que « Dans les Etats où il existe des minorités ethniques, religieuse ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d’avoir, en commun avec les autres membres du groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou d’employer leur propre langue. »
Il en va de même de la Convention relative aux droits de l’enfant de l’ONU de 1989, ratifiée par la France en 1990 dont l’article 30 6 a amené le gouvernement français à déclarer qu’il « n’a pas lieu de s’appliquer en ce qui concerne la République. »
Autres exemples 7 : la Charte européenne pour les langues régionales ou minoritaires de 1992 et la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales de 1995. La première est entrée en application en 1998. Elle a été signée par la France en 1999, mais la même année le Conseil Constitutionnel, saisi par le Président de la République, a déclaré que la Charte comportait des clauses contraires à la Constitution sur la base, notamment, des articles 1 et 2 de la Constitution. La seconde est entrée en application en 1998. La France ne l’a pas signée et encore moins ratifiée.
La lecture de ces textes met en évidence le fait que les instances internationales, desquelles d’ailleurs la France participe, se sont fixées, peu à peu, pour objectif de faire inscrire dans la droit international et dans l’universalité des droits de l’homme la reconnaissance et le respect des droits culturels propres, individuels et/ou collectifs, marquant ainsi leur soucis d’assurer le vivre ensemble régional, national et international. Tant que les Déclarations ou Conventions s’en tiennent aux généralités, la France y adhère pleinement, mais dès que ces dernières sont perçues comme remettant en question le sacro-saint principe de l’unicité de la République, elle s’empresse de développer une stratégie d’évitement en invoquant, avant 1992, l’article 1 de la Constitution8. Depuis 1992, elle ajoute à cela son article 2, selon lequel, « La langue de la République est le français. »
La France apparaît ainsi aux yeux de beaucoup comme étant « le pays des droits de l’homme moins un. » De surcroît, elle ne pourrait plus, devenir membre du Conseil de l’Europe, parce qu’elle n’a pas ratifié des textes qui s’imposent, aujourd’hui, à tout nouveau membre, selon une exigence expressément formulée par elle.
3. L’exception républicaine française
En France, la République s’identifie à la nation et à l’Etat, dans un système où l’Etat et la nation se confondent l’un et l’autre, comme la nationalité et la citoyenneté, la culture politique et la culture française. La République y est donc tout à la fois la chose publique, c’est-à-dire l’Etat, l’autorité souveraine, qui s’est substituée à l’autorité royale, et l’expression de la souveraineté populaire, qui s’est substituée à la souveraineté monarchique. La nation, la République, l’Etat, la culture, tous confondus, sont dans ce modèle uns et inséparables, indivisibles. Ce système consacré par la Révolution représente l’archétype de l’Etat-nation.
Aucun pays au monde n’a opéré à ce point l’amalgame entre la nation et l’Etat. Et dans le concert des Républiques modernes, constitutionnelles et démocratiques, la France apparaît sur ce point bien isolée. Il ne peut être question de rejeter en bloc un modèle auquel il convient de reconnaître de grandes vertus, mais de relever ce qui dans ce modèle agit en défaveur de la diversité et donc des langues et des identités régionales, et d’appeler à un recentrage sur le contrat civique et à une union dans la diversité. D’ailleurs, le modèle en question pour exceptionnel qu’il soit, connaît lui-même bien des exceptions, à commencer par le maintien du droit local alsacien-mosellan, mais aussi la souveraineté partagée européenne, le statut de la Polynésie française, celui de la Nouvelle Calédonie, de la Corse… et la République s’en accommode très bien.
Le modèle républicain français prétend ne retenir du concept de nation que celui de la nation politique, celle de la volonté générale, de la nation contractuelle, celle de l’adhésion volontaire au contrat civique et social et de la nation juridique, celle de la souveraineté nationale, en somme que celui de la nation subjective. Ce modèle se voudrait à l’opposé du concept de nation objective ou culturelle, die Kulturnation, romantique, héréditaire, voire organique, basée sur l’unicité de la langue, de l’histoire, de la culture… qui se réfère à la naissance et à la tribu. En somme, ce serait le refus de la nation imposée et le triomphe de la nation voulue.
Tout serait donc parfait. Seulement les inconditionnels et autres zélateurs de ce système oublient, feignent d’oublier ou refusent de voir, en particulier :
– qu’une fabrication par acculturation forcée d’une nation culturelle (une langue, une histoire, une culture…) est intervenue très rapidement à la faveur d’un régime de terreur, continuée par l’Empire et renforcée par les Républiques successives, et que tous ces régimes se sont empressés de reproduire et de renforcer des schémas colbertistes, centralisateurs, de conquêtes territoriales et d’uniformisation linguistique repris de l’ancien régime, au nom de l’Universel et de la liberté 9. Cette fabrication a été confiée à l’Etat qui n’aura de cesse de juxtaposer, voire de superposer la nation culturelle en construction à la nation politique et juridique par confusion entre culture politique et culture majoritaire, la culture majoritaire devenant culture nationale. Il faut dire que la nation culturelle française n’existait pas au moment de la Révolution et qu’il a fallu la créer ou du moins l’élargir à tout le territoire. C’est ce que fit l’Etat, qui entreprit, surtout sous la IIIe République, la construction d’une identité nationale dont le marqueur principal sera la langue française. Ainsi, l’Etat préexistant « fera » la nation culturelle française et non l’inverse et deviendra un Etat-nation et la nation, une nation d’Etat, eine Staatsnation. Cette ethnicisation de la nation, de même que le centralisme politique et la concentration administrative ont évidemment été effectuées au détriment d’une nation plurielle ou d’un Etat multinational ou encore d’un Etat fédéral en tout cas, au détriment des identités et des libertés régionales.
– que le principe très rousseauiste, amplement retenu par le républicanisme français, de la volonté générale, en ce qu’il invite à renoncer aux intérêts égoïstes au profit d’un bien commun d’un être abstrait, « est contraire et opposée à la liberté (Kant) », et se prête aisément à l’étatisation de la société et à la nationalisation des individus, à l’égalitarisme et au déni des droits subjectifs, à l’oppression des intérêts différenciés et à la négation de l’individu au profit du seul citoyen, à l’hostilité au pluralisme et aux corps intermédiaires, à l’instauration du « peuple d’Etat » et à la tyrannie de la communauté au détriment des minorités.
– que le principe d’égalité doit être entendu comme étant une égalité de droits qui établit l’égale dignité des individus et l’équité et non pas, comme l’entendent les tenants de l’unicité républicaine, leur égalisation ou leur indifférenciation par le droit. Ces dernières ne relèvent-elles pas de l’égalitarisme et du communautarisme, c’est-à-dire de l’imposition de l’uniformité et de l’exclusion de la différence ? Le principe de l’égalité ne justifie en aucun cas une instauration de l’inégalité linguistique et culturelle. L’égalité ne doit en aucun cas signifier « pareilleté », sauf à ne pas vouloir considérer l’Autre comme un alter ego.
– que l’intégration républicaine n’est que trop conçue comme une assimilation qui rejette la différence et met en application le droit à la ressemblance, un droit qui est en réalité une obligation. Dès-lors, elle est un arrachement et vise une communauté unie dans l’uniformité. Elle génère une dynamique de la « pareilleté », de l’indifférenciation et de l’esseulement. Elle n’est pas un partage et ne facilite pas l’attachement.
– que si la laïcité, c’est ce qui constitue le peuple au-delà des différences culturelles, religieuses et régionales, cela ne signifie pas que ces mêmes différences ne doivent pas être reconnues et enseignées. Bien au contraire, il s’agit, par l’accès à leur connaissance, de permettre à tous une compréhension des cultures des uns et des autres, à chacun de relativiser les siennes propres par une confrontation avec l’altérité et finalement d’instaurer un esprit de tolérance pour une meilleure intégration et un renforcement du lien social. La laïcité doit garantir le vivre ensemble d’êtres unis et uniques, égaux et différents.
– qu’une bien trop forte et bien trop permanente identification du modèle républicain français à la Révolution française et à ses excès, a permis, voire légitimé la pratique d’un double jeu : d’un côté les Droits de l’Homme de l’autre la raison d’Etat, la fascination du pouvoir fort et l’obsession de l’unité, d’un côté la culture pour tous et de l’autre le modèle culturel imposé et l’ordre bourgeois, d’un côté la souveraineté du peuple, de l’autre une souveraineté populaire trop rarement exercée, d’un côté la liberté d’opinion, de l’autre la vérité à imposer, le causez toujours, nous pensons et agissons pour vous. Le jacobin, c’est celui qui sait tellement bien ce qui est bon pour le peuple qu’il n’a pas besoin de demander au peuple ce qu’il en pense.
Les tenants du système se plaisent à confondre unité et unicité, indivisible et unitaire, égalité et « pareilleté », ramenant l’un à l’unique, l’élément à rien et le différent à l’identique. Or confondre union et unicité ne revient-il pas à considérer que le contraire d’union n’est pas désunion, mais pluriel, que l’union ne peut se réaliser autrement que par la fusion de tous en un, par une espèce de consécration, et qu’il ne suffit pas que les Français soient unis, il faut encore qu’ils soient uniques, uniformes. Confondre indivisible et unitaire ne revient-il pas à considérer que le contraire d’indivisible n’est pas division, mais élément, qu’il n’y a pas de parties dans le tout, pas de corps intermédiaires, que le territoire, la nation, l’Etat et la langue ne font qu’un et que toute différenciation conduit à la désunion. Confondre égalité et « pareilleté » ne revient-il pas à considérer que le contraire d’égalité n’est pas inégalité, mais différence, que l’égalité (de droits) n’établit pas l’égale dignité des individus et l’équité, c’est-à-dire la démocratie, mais leur égalisation, leur indifférenciation. Tout cela ne revient-il pas finalement à refuser de penser l’union dans la diversité, le groupe dans son existence et l’individu dans sa spécificité, c’est-à-dire la pluralité, l’élément et la différence. Toutes ces négations de la pensée se font finalement aux dépens de la liberté et ont constitué et sont autant de portes ouvertes à toutes les dérives. Penser, n’est-ce pas justement lier l’identique et le différent, l’un et le pluriel, l’individu et le groupe ? Et puis ne sommes-nous pas tous pareils et tous différents ?
Les mêmes, enfin se gargarisent de l’universalité de la culture française, de leur culture, et se font, en réalité, les adorateurs de sa particularité hexagonale, en même temps que de la pensée unique et du politiquement correct. L’idée d’un Etat plurilingue et pluriculturel leur paraît scandaleuse. Ce qu’ils retiennent surtout de la Révolution, c’est ce qui n’est que la continuation de l’ancien régime.
Ils oublient, refusent de voir ou feignent d’ignorer, qu’il existe d’autres modèles républicains, qui parce qu’ils sont recentrés sur la nation politique et juridique, reconnaissent des appartenances et des corps intermédiaires, qui permettent à la diversité de s’épanouir et à la nation de s’enrichir, que d’autres formes de République existent, notamment le fédéralisme, système bien plus présent parmi les démocraties modernes que le centralisme. Regardez la Suisse ! Y voyez-vous moins de liberté, moins d’égalité et moins de fraternité ? Le sentiment national ou d’appartenance commune y est-il moins fort ?
Ils pratiquent sans vergogne la disqualification de l’adversaire, c’est-à-dire des partisans des langues régionales et minoritaires, par amalgame et par désinformation. C’est ainsi qu’ils nous invitent à éviter de recréer des identités factices, évoquent la thèse du complot contre la République, crient au danger de balkanisation de celle-ci, constatent sans rougir que les langues régionales se développent en toute liberté, sans avoir besoin de Charte (européenne) et que la diversité culturelle est aujourd’hui bien admise…
Ils refusent évidemment de s’inscrire dans le post-nationalisme, ce machin qui pour eux annonce la fin de la République.
4. La désétatisation de la nation et de la citoyenneté
Le modèle de l’Etat-nation, qui a par ailleurs exacerbé les nationalismes, 10 a, semble-t-il fait son temps.11 Il faut en sortir en dissociant l’Etat et la nation, l’Etat et la citoyenneté, la nation et la citoyenneté, afin de permettre la pluralité de la nation et la multiplicité de la citoyenneté. C’est le grand défi que la France doit relever. Dans un monde où les populations sont de plus en plus instruites (n’oublions pas que l’Etat-nation a été conçu à une époque d’illettrisme), où les revendications pour une juste prise en compte des diversités culturelles et un établissement de droits culturels y afférents se font de plus en plus pressantes, où l’établissement de nouveaux pouvoirs infra et supra nationaux exige une extension correspondante de la citoyenneté, où l’imposition d’un modèle culturel est de moins en moins tolérée, où les marchés se globalisent, où se créent des ghettos d’exclusion et des îlots de pauvreté et où les problèmes politiques, économiques, sociaux et écologiques dépassent de plus en plus souvent le cadre national, l’Etat-nation montre ses limites. En tous cas, ce modèle doit, pour le moins, être adapté.12
5. Le post-nationalisme
Les XIXe et XXe siècles ont été largement conditionnés par le nationalisme, par les nationalismes et par le patriotisme ethnique, basés sur l’esprit de domination et d’exclusion, sur le principe du sang, sur le droit du plus fort… et leur cortège d’oppressions et d’exterminations, de terreurs et de totalitarismes, de guerres et de barbaries. Alors, qu’en sera-t-il du XXIe siècle ?
La prise de conscience de l’inacceptable, la foi en l’humanité, la nécessaire intégration de l’homme dans toutes ses dimensions, l’indispensable échange entre les individus et la nation et entre les nations, l’incontournable multiplicité des identités et leur nécessaire respect, la construction européenne, la primauté du droit… appellent à un renversement complet des valeurs et nous poussent à inventer des solutions de rechange, à (re)construire le vivre ensemble.
Deux concepts, deux paradigmes, apparus au cours des dernières décennies, celui de la diversité et celui du patriotisme constitutionnel, 13 apportent une alternative au nationalisme. Saurons-nous les penser, les reconnaître et les gérer ? Ces deux valeurs montantes, qui constituent aussi une nouvelle éthique, s’imposeront à nous, en premier lieu, pour parfaire la construction de l’Europe, pour permettre aux identités régionales de se construire, et finalement pour assurer la survie des nations.
Il est possible d’être uni dans la diversité. C’est même une nécessité. La diversité, lorsqu’elle est reconnue et pratiquée rejette l’exclusion ou la séparation, comme elle repousse l’homogénéisation. Pour cela, il convient de relever le défi du pluralisme culturel en combinant l’unité politique avec la multiplicité des appartenances.
Ce défi peut être relevé dans la mesure où le recentrage réalisé sur l’essentiel, la loi fondamentale, le droit et la justice, permet de libérer les singularités culturelles. Lorsque le rôle de fédérateur revient en premier à la culture politique, lorsque le cadre de l’universel est assuré, alors la diversité culturelle peut s’épanouir. Ainsi, l’union n’est pas décomposée par les subcultures. Elle est toujours recomposée par une culture politique partagée. 14
Le post-nationalisme fait du pluralisme un impératif et une force, compose la nation politique, juridique ou contractuelle avec la diversité nationale et concilie l’universalité des droits de l’homme avec la singularité des identités culturelles, pour construire l’union dans la diversité, réaliser l’intégration sans la désintégration, conjuguer l’universel et le particulier, et lier la diversité et l’égalité.
6. Pour une identité française ouverte et multiple
Toute identité naît de l’identification. Toute identité est d’abord personnelle, évolutive et multiple. Il n’y a d’identité collective, et donc nationale, que dans la rencontre entre des identités personnelles, des individus. Ainsi, l’identité nationale résulte-t-elle d’une mise en commun d’un sentiment d’appartenance et d’une volonté partagée d’être et de vivre ensemble. Elle est d’abord subjective, imaginée, représentée. La question est de savoir comment s’opère la construction de ce sentiment et de cette volonté. Le lien et la solidarité naissent de l’identification individuelle et de la transmission collective. D’une part, nous voulons être ceci ou cela, et d’autre part nous sommes largement formaté pour être ceci ou cela. Autrement dit nous formons la nation et la nation nous forme. On ne naît pas Français, on le devient !
Nous devenons Français en ce que nous faisons nôtre, ce que l’on nous présente de la France.
Mais ce qui nous est présenté de la France relève bien moins d’une « francitude », ouverte et diverse, fondée sur une culture plurielle, que d’une francité repliée et fermée, définie que par l’unicité de sa langue, de son histoire et de sa culture, c’est-à-dire comme un « national-communautarisme », comme une ethnie.
La France, ce n’est pas cela. La nation française ne saurait reposer que sur des données objectives. La France, c’est d’abord la nation subjective, celle de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, moment oh combien fondateur de la nation française, déclaration qui d’ailleurs ne fait référence à aucune langue et à aucune culture. La France, c’est d’abord le pacte civil et social.
On l’a un peu oublié et ce faisant le principe de l’union dans la diversité n’a été qu’insuffisamment installé dans l’habitus français. Celle-ci ne peut se réaliser qu’à la faveur d’un recentrage politique sur l’essentiel à savoir la primauté des principes universels de droit, de justice, de liberté et de solidarité, c’est-à-dire sur la loi fondamentale, qui constitue pour les citoyens un véritable capital social et un incontournable socle commun. Lorsque l’attachement à la loi fondamentale et l’allégeance à l’Etat de droit sont placés au-dessus de toute autre considération, il devient possible de libérer la culture majoritaire ou dominante de sa propension à vouloir se substituer au pacte civil et social et à installer partout la « mêmeté » (dans le temps) et la « pareilleté » (pour tous). Il est alors envisageable de reconnaître les appartenances multiples et partant l’individu dans toutes ses dimensions. Cela implique non de se soustraire aux principes universels, mais au contraire de considérer que ceux-ci ne prennent véritablement leur sens que si les appartenances multiples ne font pas l’objet de discriminations. 15
7. Pour une vraie régionalisation
Le débat pré-révolutionnaire et la mise en œuvre de la démocratie font apparaître deux conceptions de la formation de la volonté étato-politique et de l’exercice du pouvoir. La première, initiée par Locke et amendée par Montesquieu, repose sur la représentation-délégation ou souveraineté nationale et sur la séparation des pouvoirs, horizontale et verticale. La seconde, marquée notamment par Rousseau, se fonde sur la souveraineté inaliénable et indivisible du peuple et, en conséquence, sur l’identité ou la confusion des pouvoirs, rendant impossible leur partage.
La France hésitera toujours
En moins de 200 ans, la France connaîtra 16 Constitutions ou Régimes différents, empruntant aux deux conceptions et ne choisissant jamais vraiment, avec cependant deux constantes, la non séparation effective horizontale et verticale des pouvoirs, la prééminence de l’Etat sur la société et la politique.
Le consensus dont ce système a besoin naît largement de l’action des institutions et de la classe dominante. Le système joue, lui-même, un rôle dans la production d’attitudes et de comportements nécessaires à son maintien. Les éléments du consensus sont fabriqués, inculqués et consolidés par la pression qu’exercent, de haut en bas, les pratiques institutionnelles et dirigeantes. Le système se consolide par l’atomisation des individus qui, privés de corps intermédiaires, ne peuvent qu’en appeler à lui dans la subordination et la quémande.
Tout en opérant des avancées considérables en matière de droits, de libertés et de progrès social, la France n’envisagera jamais une véritable prise en compte du fait régional. Au contraire, elle la rendra impossible ; les collectivités territoriales ne constituant, pour le mieux, que des modalités d’organisation administrative, même si des ouvertures ont été obtenues dans le cadre de la décentralisation et de la déconcentration. Décentraliser et déconcentrer n’est pas régionaliser.
Culture politique
Les raisons en sont multiples et variées : préexistence de l’Etat à la nation, reconduction et aggravation du centralisme politique et de la concentration administrative de l’Ancien Régime et non établissement de corps intermédiaires par les régimes successifs. S’y ajoutent le triomphe de l’individualisme et de l’individuation, la crispation sur l’homogénéité du bien commun, la mythification de l’unicité de la volonté populaire, la complète confusion de l’Etat et de la nation, l’égalitarisme ou passion de la similitude, la réduction politique et culturelle de la France à Paris… Toute l’histoire du fait français, c’est l’histoire de l’omnipotence d’un Etat-nation qui se nourrit des réalités et des attentes qu’il s’emploie à faire naître.
Pour les régions ces données se sont aussi traduites par une certaine entropie culturelle, par un certain étouffement des initiatives et des potentialités. Elles sont fortement ancrées dans la conscience et la culture politique des Français à la faveur de la construction de l’identité nationale et d’une socialisation indifférenciée, notamment scolaire, faisant naître, certes, fierté nationale et sentiment patriotique, mais aussi acceptation et reproduction du modèle. Avec le temps, ces données se sont cristallisées en traditions et en habitus. Au point que, malgré de nombreuses et récurrentes critiques, le système n’est pas, n’a jamais été, fondamentalement remis en question par les Français. S’ils se sont toujours tournés aussi facilement vers la solution centraliste, c’est que l’histoire et la centralisation elle-même les ont forgés ainsi, non sans développer des stratégies d’évitement et de surcompensation. Sans doute ignorent-ils, ou leur cache-t-on, que le centralisme a un coût très élevé, en comparaison des systèmes fortement décentralisés ou fédéralisés de nos voisins.
Une nécessaire révision
La réforme est-elle impossible ? Bien sûr que non. Toutes les démocraties environnantes l’ont opérée, pour certaines depuis fort longtemps. Voudra-t-on enfin considérer que la légitimation de l’Etat et son efficacité résultent en premier du partage du pouvoir, de son rapprochement de ceux qui le subissent et de la participation que ce partage génère ? Voudra-t-on enfin ne plus sous-estimer la permanence du besoin de solidarité et d’appartenance de proximité dont la satisfaction est garante de lien social ? Voudra-t-on enfin inclure le fait régional en conférant aux régions un véritable pouvoir et en établissant une réelle responsabilité-solidarité dans la vie de la nation en vertu du principe de subsidiarité ?
Les régions devraient alors se voir reconnaître de nouvelles compétences selon des attributions définies par un statut relevant du droit commun, notamment pour tout ce qui n’est pas expressément du ressort de l’Etat (pouvoirs régaliens).
L’Alsace, qui voit ce qui se fait ailleurs, est bien placée pour appeler la France à une nouvelle gouvernance, à une régénération de la République fondée sur l’acceptation de la pluralité et de la multipolarité, non pour elle-même, mais pour la démocratie, par impératif catégorique.
Appelons les Françaises et les Français, et en premier lieu leur classe politique, à intégrer l’idée que l’union s’enrichit de la diversité et à s’inscrire dans une démarche de rénovation d’un système né de la centralisation monarchique et du raidissement révolutionnaire, afin de l’adapter aux dynamiques politiques et sociales contemporaines. PK