Si l’on entend par identité l’ensemble des réalités et des facteurs constitutifs d’une personne ou de groupes humains, ou d’un peuple, ou d’une région, les religions font partie des constituants identitaires. La facette « religion » de l’identité se trouve parfois un peu négligée ou oubliée, à côté d’autres composantes identitaires telles que la/les langue/s, la culture, l’histoire, l’économie. C’est ce qui se passe lorsque l’on cherche à définir la réalité alsacienne, qu’elle soit prise en soi, ou considérée dans les contextes français et européen. Or, l’on sait que les confessions ont joué un rôle très important dans le devenir de l’identité alsacienne – au temps du 2è Reich, en particulier et notamment.
Sans chercher à sacrifier à la provocation, le fait que la religion soit facteur d’identité d’un peuple se démontre probablement plus facilement aujourd’hui à partir de la religion musulmane telle qu’elle existe dans les pays traditionnellement musulmans, ou qu’elle s’étend dans nombre d’autres.
L’identité religieuse est intimement liée à l’histoire et à la culture régionales.
Dans les pays du Moyen Orient, puis ceux dominés par Rome, la religion tenait lieu de culture : il n’ y avait de culture que religieuse. Il en a été ainsi de l’Israël ancien. Mais aussi du druidisme gaulois, qui a été le fer de lance de la résistance gauloise aux attaques romaines, et a permis le rassemblement des forces guerrières qui a failli donner la victoire à Vercingétorix.
Sur le territoire de la future France, le mélange des populations gauloises et romaines, puis germaines, franques, wisigothes, normandes a induit, en dehors des phases violentes de conquête, des situations de coexistence assez sympathique, avant que le christianisme romain, avec l’aide de Charlemagne, et contre le pouvoir byzantin, ne devienne dominant et tente de chasser tout ce qui était alors d’ordre « barbare », y compris le courant chrétien arien.
1. La religion comme facteur identitaire
On parlera de « la » religion au sens global du terme, sachant que le judaïsme était présent depuis for longtemps, et que diverses religions cohabitaient ou se combattaient au cours du premier millénaire, en Alsace comme ailleurs, que le christianisme ne s’est imposé qu’il y a quelques mille ans, que deux voire trois confessions chrétiennes cohabitaient en Alsace depuis le XVIème siècle, et que l’islam s’est affirmé fortement ces dernières dizaines d’années.
On ne peut donc ignorer les situations particulières.
La foi exprime une vision du monde, un sens de l’histoire :
D’une manière globale, la religion essaye de répondre à la question du sens de la vie, en général, de l’existence humaine, en particulier…
La vision du monde
La vision du monde change sensiblement d’une religion ou confession à l’autre : pour le catholicisme dominant d’avant la Réforme, la théologie était en même temps l’endroit de savoir et de sa transmission. Puis, une certaine liberté aidant, le protestantisme est devenu innovant, acceptant progressivement l’autonomie des sciences et de la réflexion philosophique. Certainement le piétisme naissant du XVIIème siècle a-t-il favorisé l’expression d’une foi personnelle relativement libérée de certains dogmes, mais ce sont ceux d’entre les protestants qui se sont ouverts aux critiques des « Lumières » du XVIIIème, qui permirent, au XIXème, puis au XXème siècle, un travail de plus en plus systématique et scientifique sur les textes bibliques.
La vision du monde change lorsque la religion accepte d’entendre les sciences. Rares sont ceux qui, aujourd’hui, prennent au pied de la lettre les récits bibliques sur la création, même si ces conservateurs sont très bruyants dans l’exposé de leur théorie.
Le catholicisme a largement adopté les méthodes historico-culturelles, mais ses théologiens se doivent de rester dans la ligne dogmatique de Rome.
Le sens de l’histoire
Quant au sens de l’histoire, le débat est plus transversal. En abrégé, il y a :
– Ceux qui attendent un accomplissement final de l’histoire par Dieu. C’est la position classique, dogmatique, véhiculée par les Eglises.
– Ceux qui, plus libéraux, considèrent leur foi comme étant appelée à s’exprimer dans l’engagement et la construction d’un monde plus juste et permettant à l’humain de vivre dignement. Quelle que soit pour eux la vision future, c’est dans l’ici et maintenant que se construit ce royaume de Dieu.
Le judaïsme classique attend un messie, mais qui ne viendra que dans l’hypothèse qu’une justice suffisante soit établie sur terre.
Les structures qui sont porteuses de ces principes dogmatiques et éthiques, sont les églises, la synagogue, aujourd’hui aussi la mosquée. Mais bien sûr tant d’organismes, qu’ils soient d’esprit conservateur ou d’une ligne innovante, prônant la réflexion, l’ouverture, invitant les églises à évoluer – comment ne pas évoquer l’Union Protestante Libérale que j’anime depuis une bonne dizaine d’années ou l’association et son mensuel Evangile et Liberté.
Ces réalités confessionnelles ont subsisté à travers l’histoire, même lorsqu’elles n’étaient pas reconnues par l’Etat. En France, si la liberté de penser – donc de croire – a été reconnue par la Révolution, il fallu attendre les Articles Organiques, sous Napoléon, pour que les Eglises protestantes, dans la foulée du Concordat, soient reconnues en France – ce qui leur permet de s’institutionnaliser, renforçant ainsi leur identité.
2. Le statut juridique des cultes en Alsace et en Moselle
Alors qu’en France hors Alsace et Moselle, les religions vivent sous le régime de séparation d’avec l’Etat, établi par la loi du 9 décembre 1905 (modifiée et complétée par les lois de 1907 et 1908), le statut des religions en Alsace reste essentiellement défini par la législation mise en place à l’instigation de Napoléon au début du XIXème siècle. Les religions chrétienne et juive sont reconnues, leur organisation et leur fonctionnement définis par l’Etat, qui exerce un droit de tutelle et prévoie la rémunération des ministres du culte.
La convention du 26 messidor an IX, ou Concordat, passée entre le gouvernement français et le pape, mais aussi la loi du 18 germinal an X et le décret de 1809 relatifs aux fabriques d’églises règlent le fonctionnement du culte catholique.
Les cultes protestants sont régis par les Articles organiques de la loi du 18 germinal an X et le décret du 26 mars 1852. Cette législation a été modifiée, à l’époque allemande, par une loi (allemande) du 15 novembre 1909 relative aux traitements et pensions des ministres du culte, leurs veuves et orphelins, une ordonnance et un règlement ministériel de 1910.
Le culte israélite est régi par le « règlement » du 10 décembre 1806, rendu exécutoire par un décret impérial du 17 mars 1808 et l’ordonnance royale du 25 mai 1844.
Ni l’annexion de 1871, ni le retour à la France n’ont modifié les principes essentiels établis du début du XIXème siècle.
En 1918 le statut quo s’est imposé. La loi du 1er juin 1924 dispose que la législation locale sur les cultes continue de s’appliquer. Les textes abrogés en 1940 sont rétablis par l’ordonnance du 15 septembre 1944.
Entre temps sont venus s’ajouter des décrets modifiant ou précisant certaines modalités :
En 1948 : sur le classement hiérarchique des grades et emplois.
Le décret de 1987 concerne la formation des conseils presbytéraux et des consistoires.
Le décret de 1992 concerne le fonctionnement des conseils, la procédure de nomination du pasteur e.a..
Enfin le décret créant l’Union des Eglises Protestantes d’Alsace et de Moselle (UEPAL), institutionnalise essentiellement le fonctionnement des services des Eglises protestantes, et donne pouvoir au Conseil de l’UEPAL en matière de nomination des pasteurs.
On peut s’interroger sur la démocratisation du fonctionnement des Eglises protestantes, que j’estime être quasi-nulle. Alors que dans l’esprit de la Réforme, l’Eglise se constitue à sa base, c’est-à-dire les paroisses, le rôle et le pouvoir de celles-ci dans le fonctionnement de l’Eglise est de plus en plus réduit, la déclaration de vacance d’un poste pastoral se fait selon le bon vouloir du Conseil de l’UEPAL, le Conseil presbytéral n’est consulté qu’en vue de la nomination sur la base d’une liste de candidats qui ne comprend que celui ou ceux que le Conseil de l’UEPAL veut bien prendre en compte, la participation financière à la caisse centrale de l’Eglise est quasiment imposée et si la paroisse ne répond pas à hauteur demandée, elle se trouve soumise à des pressions. Les vides laissés par la législation quant au fonctionnement sont comblés par des règlements intérieurs ou par des décisions au sommet au cas par cas.
Rappelons qu’un principe cher aux protestants réside dans la structuration de l’Eglise. Celle-ci prend naissance à la base. Cette démarche s’apparente sans détours aux principes du fonctionnement démocratique de la société. Mais est-on vraiment en bonne voie ? La seule avancée démocratique que j’aurais à relever quant aux aménagements légaux récents dans le protestantisme d’Alsace et de Moselle se trouve dans le décret de 2001 qui définit le vote de l’inspecteur ecclésiastique comme une nomination : la base (les délégués des paroisses réunis en Assemblée d’Inspection) « nomme » l’inspecteur ! Une petite révolution administrative ! Est-ce aussi le signe d’un réveil des mentalités ?
Conclusions
Eglises-institutions. Les textes juridiques en vigueur font des Eglises chrétiennes et du Culte israélite en Alsace et en Moselle des réalités bien typées : Elles sont des institutions d’Etat – ce qui garantit leur existence, tout en permettant à l’Etat un contrôle, justifié notamment par le financement des traitements des ministres du culte par le même Etat.
Le caractère institutionnel de ces organisations cultuelles est constitutif de leur identité. Le respect de cette identité en permet la sauvegarde. Et des identités qui se respectent entreront d’autant plus facilement en dialogue…
Valeurs républicaines et valeurs religieuses : même combat ?
Même si des Eglises parallèles se développent, on peut dire que le statut des Eglises institutionnelles et du Judaïsme institutionnel contribue assez fortement à l’identité alsacienne.
En tant qu’institutions quasiment étatiques, ils apportent de fait leur concours à une certaine cohésion sociale. Certes, du fait de leur référence à des valeurs non inscrites dans la Constitution, mais qui ont largement inspiré les principes républicains et jusqu’à la définition des principes laïques – l’égalité de tous en matière d’éducation, par exemple – elles ont aussi un rôle critique à jouer. Cependant il ne s’agit pas là d’un pouvoir à l’intérieur de l’Etat, mais de la responsabilité qui incombe à chaque citoyen.
L’apport culturel des confessions catholique et protestantes est considérable. Les chrétiens ont produit des œuvres littéraires, philosophes, populaires, des compositions lyriques, théâtrales souvent inspirées par des faits bibliques ou des paroles d’évangile.
Les catholiques, dont la langue liturgique devint le français à la suite du latin auront à leur actif des œuvres en langue française. Alors que les protestants, dont la langue liturgique était restée l’allemand jusqu’à des temps récents, produiront davantage d’oeuvres en langue allemande : ainsi en est-il d’Albert Schweitzer et de ses travaux philosophiques et théologiques. Un temps signe confessionnel distinctif, cette ligne de partage pourrait aujourd’hui pousser à un véritable bilinguisme, si l’allemand (et le dialecte) n’étaient pas pour une majorité de citoyens alsaciens, à bout de souffle.
Questions
Se posent évidemment des questions. J’en évoquerai deux :
– Le devenir de l’islam. Il s’agit d’une religion quasiment reconnue du fait de l’aide dont elle bénéficie notamment pour la construction de mosquées, mais qui n’a pas les avantages des Eglises et du Culte israélite : traitement, facultés. Ni le même contrôle par l’Etat…
– Le traitement des ministres du culte étant actuellement garanti par l’Etat, une régionalisation française plus poussée, ne supposerait-elle pas de transférer cette charge de l’Etat à la région … ? Question toujours délicate, lorsqu’il s’agit de passer à la caisse.
Et, si ce transfert se faisait, il serait difficile de justifier le traitement des ministres du culte catholique, protestant et israélite, sans intégrer la religion musulmane.
Liberté. Si l’identité des Eglises est définie par la législation et garantie par elle, l’identité du croyant lui vient de sa foi. Elle lui donne un sentiment de liberté, mieux, une sorte de statut d’être libre. C’est cette « liberté d’être » qui nous permet de choisir, de progresser. Défendons-là et mettons l’intelligence au service de la foi.
Ernest Winstein
Pasteur à Saint-Guillaume
Président de l’Union Protestante Libérale
Note :
Les Juifs baptisaient des païens pour les faire prendre part au peuple élu, donc libre…
Les chrétiens ont repris cette pratique, et si le baptême a été généralisé, ce fut sans doute parce ce que les nouveaux chrétiens étaient bientôt exclusivement des gens venus des peuples non chrétiens (nous en avons déjà un écho dans ce texte de Matthieu (« faites de tous les peuples des disciples »).
Nous sommes libres de cette liberté qui est celle de l’enfant appelé à devenir libre, encore et plus, et qui a, comme vis-à-vis, ses parents qui le conduisent à la liberté. De même, nous croyons en un Dieu qui nous conduit à la liberté et nous appelle à quitter toute forme d’asservissement.