La Communauté reconstruite ?
Réflexion à partir du Projet de fusion des régions
Contribution de Marc Chaudeur
ICA 2010 Université d’été tenue le 16 août 2014
Au fond, il est TRES irritant de devoir prendre au sérieux la situation actuelle: c’est un mauvais rêve de dilettantisme bobo et d’autoritarisme bonapartiste. . .
Mais il y a bien davantage que cela; il y a une tendance profonde, un véritable habitus de la culture française dans ce comportement politique. Celui qui vise à détruire et à reconstruire les communautés historiques comme un enfant le ferait avec un jeu de lego; une tendance furieusement conceptuelle, liée a la croyance que l’on pourrait tout créer et recréer à sa guise,indéfiniment. Cette tendance apparaît comme un mauvais décalque de l’esprit des Lumières, dans lequel la ratiocination de l’instituteur, et donc de l’énarque, se saisit de l’effectivité historique pour en faire une sorte d’ectoplasme flottant dans la stratosphère.
Et plus encore, un projet tel que celui ci, de fusion de régions, nous indigne tellement (nous tous !) que nous passons nécessairement et spontanément à une reprise en pensée de la vacuité postmoderne, de cette absence pathologique ou de cette disparition de la communauté au XX° siècle., du nihilisme qu’apercevait déjà Nietzsche (un prophète, en vérité), et de ce corollaire qu’ en est l’atomisation ultra narcissique qui détruit la civilisation et la vie des hommes. L’Alsace se trouve au coeur de cette constellation néfaste, hélas.
Qu’est-ce donc qu’une communauté ? Ce qu’il y a de commun. Quelque chose qui est partagé par tous; qui distingue l’intérieur de l’extérieur. Une communauté n’est pas une collectivité; elle n’est pas une juxtaposition de singularités, mais un réseau d’interrelations intenses et proches. Elle n’est pas non plus une société (à distinguer: Gemeinschaft et Gesellschaft), terme désignant plutôt un ensemble d’intérêts en liens mutuels.) Il faut la distinguer aussi du Volksgeist.- mais le Volksgeist existe-t-il, vraiment ?
L’idée de communauté repose sans aucun doute sur une nostalgie. Nostalgie chrétienne de la communion. En réalité, la communauté “organique” n’a sans doute jamais existé; les Occidentaux sont toujours déjà dans la nostalgie: la culture occidentale opère sans cesse une reconstruction a posteriori, selon ce modèle sous-jacent de la communion. Dans une communauté, les relations interpersonnelles sont tendues, et elles consistent nécessairement (on n’y échappe pas !) en la défense par chacun de ses intérêts, de sa propre valorisation et d’un jeu de miroir incessant entre le regard de soi et le regard des autres. La communauté ne ressemble jamais, dans son effectivité, aux descriptions de Hegel et des auteurs de l’époque romantique.
Entre construction volontariste et fusion totalisante, quoi donc ? Voyons cela d’un peu plus près.
1. La pulsion du potier discoureur
Outre l’intention, d’ailleurs affichée sans cesse, de faire de tous les hommes des consommateurs indistincts, avec cet obstacle irritant que représentent pour les technocrates et les affairistes dans le Grand Effacement mondial les particularités culturelles revendiquées, c’est une constante, une rivière souterraine qui court dans toute la culture politique française que de croire que l’on puisse et que l’on doive modeler, façonner une collectivité humaine selon son bon vouloir, ou plus exactement, sur la base d’un raisonnement abstrait, d’une ratiocination enivrée.
Quand les deux tendances, la technocratique et la révolutionnaire abstraite, se rencontrent, à savoir dans la gauche postmoderne, la situation est grave. . .
Mais davantage qu’aux machinations contemporaines d’une bourgeoisie croupissante, nous nous intéresserons ici à la seconde; à savoir, à cette exaltation de la tabula rasa, Grand Effacement plus ancien et plus artisanal, celui qui a mené à la Révolution française et à certains symptomes ravageurs et significatifs comme la Loi Le Chapelier.
C’ est essentiellement ROUSSEAU qu’il faut évoquer ici, Le grand Promeneur s’appuie d’ailleurs beaucoup sur les théoriciens du Droit naturel (GROTIUS, PUFFENDORF) : entre l’état de nature et l’état de société vraiment constitué, il faut se rendre particulièrement attentif à l’association primitive, phase inaugurale de l’état de société. Mais nous ne pouvons produire cette analyse ici, faute de temps et de place.
En tout cas, dans le Contrat social, Rousseau propose de recomposer entièrement la société, en précipitant tout ce beau monde dans une sorte de creuset où les différences sont effacées, où les plus et les moins s’entredétruisent: véritable création d’une réalité nouvelle, et non pas seulement (tendance plus anglo-saxonne) juxtaposition d’ intérêts divers. Cette société nouvelle, c’est la société civile. C’est bien, puisqu’on arrache ainsi des millions d’êtres humains à la lourdeur de leur destinée ou de ce qui apparaissait comme tel jusque là. C’est très mal parce qu’on fait ainsi fi de l’ensemble des réalités qui composent l’homme concret, ses provenances et déterminations géographiques,historiques, culturelles, spirituelles, sociales, politiques mêmes. Toute la culture française de l’âge classique porte en elle cette sorte d’ivresse de l’universel abstrait; cette ivresse qui promet un nouvel Age d’or, un homme heureux, autoréalisé, translucide et fermé sur un absolu immanent.
Mais il faut aller plus profond. Le paradoxe apparent de cette construction abstraite, c’est à notre sens une puissante nostalgie de la communauté primitive, une collectivité ou une totalité organique de membres en communion. Mouvement de balancier ivre, donc: on projette dans le passé la nostalgie d’une totalité organique, et de l’autre côté,en face, on purifie la société future de tous les miasmes de la méchante réalité.
A notre sens, c’est là une erreur et une illusion. La totalité organique en question n’a jamais existé, et elle relève davantage de la biologie du XVII° siècle que de la biologie cellulaire qu’inaugure en gros Virchow, vers 1850, au milieu du XIX° s.: c’est-à-dire une multiplicité non dénombrable de cellules en incessante reproduction, en incessantes relations individuelles, où la singularité n’efface jamais entièrement les exigences de ses intérêts.
S’il peut y avoir fusion, c’est dans la mort, seulement. Mais la mort ne révèle et ne construit rien. Croire le contraire, c’est l’erreur, et la faute, du patriotisme à la Barrès, de ce mauvais mysticisme funèbre à la Rattenfänger von Hameln.
Mais alors, quelle serait, que serait une communauté effective, réellement possible ?
2. Pouvons-nous quelque chose pour vous?
De quoi avons-nous besoin, en somme ? Nous savons maintenant que la communauté idéale, fusionnelle, celle dont tous les membres seraient liés dans le même esprit, le même Volksgeist, cette communauté n’existe pas et n’existera jamais . A plus forte raison la communauté alsacienne! Un Volksgeist mort-né, si brimé, si censuré, si aliéné qu’il disparaît de la surface et perd toute sécurité et toute cohésion aux profondeurs mêmes de la psyché alsacienne.
De quoi avons-nous besoin?
Nous avons besoin d’un lien communautaire, assurément ; que cette communauté soit invisible, identifiante ou non, familiale ou reconstruite. Nous faisons sans cesse l’expérience de “la tristesse intérieure et du vide”, paroles d’une surprenante justesse que prononce le Pape au moment même où j’écris ces lignes . . . D’ une telle communauté,il faut savoir aussi la juste mesure de ce que nous pouvons à bon droit attendre.
Il y a actuellement, depuis les années 1960, une contradiction dans les aspirations, et une confusion. On aspire à la fois à faire de son individu, et donc de l’individu, LE sujet; et en même temps, on aspire ardemment à le trouver dans la communauté organique que j’ai mentionnée au début. Mai 68 représente sans doute une sorte de sommet dans cette aspiration au tout, tout de suite.
Or, cela peut-il aller de pair? Non, sans doute; l’individu se profile et définit ses contours identifiants en relation contradictoire avec ceux des autres individus, par l’affirmation d’une singularité; et c’est la raison principale pour laquelle la Gemeinschaft n’est jamais sujet, en termes hégeliens (Phénoménologie de l’Esprit). On a donc affaire à un ultra-narcissisme (chacun de nous est si génial, n’est-ce pas, du moins à ses propres yeux) qui use de la Gemeinschaft virtuelle pour ses aspects jouissifs (au sens que Lacan donne au terme jouissance, proche de l’indistinction identitaire, de la non-individuation, et donc, de la psychose). Quant à la communauté, elle n’existe pas, ou plus; mais on a vu qu’elle ne doit au grand jamais faire l’objet d’une nostalgie illusoire et prédéterminée par des effets culturels, ceux surtout des structures mentales dues au christianisme, alors même que la foi a reflué depuis bien longtemps. Cette nostalgie d’un objet peut-être vide, on y décèle l’une des origines profondes du fascisme – et il est passionnant de voir à cet égard les hésitations d’un Georges BATAILLE, dans les années 1930: tantôt fasciné par Mussolini, tantôt se perdant en déclarations ultra-communistes, ultra-gauches . . .
Nous ne pouvons pas en rester à une pure immanence, non plus. Elle est contraignante; elle rabougrit l’être humain en lui-même, et elle exalte une spiritualité frelatée, souvent perverse, comme dans le marxisme stalinien naguère.
Rassemblés par un projet , alors ? Par la référence à une transcendance ? Mais quelle transcendance ? Remplacer la transcendance Dieu par la transcendance homme s’avère extrêmement dangereux: l’histoire du communisme nous l’enseigne plus qu’il n’ en faut . Mais le patriotisme classique aussi nous l’apprend: la mort de tous au nom d’un peuple ou d’une patrie est bien un aveu d’impuissance, celui où l’on reconnaît que la seule communion possible est celle de la mort, c’ est – à -dire de la finitude, d’un terme définitif, fatal, sans dépassement,
Il faut donc rabattre la problématique sur une interrogation quant à la nature et aux origines de la culture, et exposer à quelle profondeur irréductible elle marque l’homme.
L’héritage historique et la destination historique doivent coïncider:; vient à l’Histoire ce qui doit venir, en vertu des conditions et des déterminations socio-historiques et par conséquent, culturelles. – La construction et la reconstruction d’une communauté doivent s’appuyer sur ces déterminations nécessaires. C’est vrai pour l’Alsace, et pour les autres aussi !
Les sociétés humaines se constituent à partir de l’ensemble des phénomènes culturels: en clair, la technique, le langage, et les règles sociales. La société humaine est historique par essence; il n’existe pas de société humaine dont les membres ne soient marqués profondément par le processus historique et ses tragédies, fussent-ils relatés oralement. La culture, c’est cet ensemble, ce combat. Cela passe par l’usage du langage et sa particularisation dans la langue, du premier cri guttural en l’occurrence de l’Homo Alsaciensis au Hans im Schnokeloch, sommet du génie humain comme on sait, et par la complexification incessante des règles sociales. Et la communauté, c’est d’abord l’ensemble de ceux qui ont mené ensemble, depuis des siècles ou parfois beaucoup moins, cette lutte pour la vie et pour l’affirmation de soi, dans des conditions géo-climatiques particulières. Les cultures humaines sont particularisantes, on n’y peut rien: c’est là une richesse et un danger immenses. En tout cas, c’est en cette mesure que l’Homme est un être historique, au contraire de l’Abeille, du Castor, de l’Axolotl ou de l’Holothurie.
D’un côté donc, la nécessité, ce qui n’est pas péjoratif en l’occurrence: c’est en effet la nécessité qui nous fait exister et nous permet d’exister, grâce aux multiples interfaces des modalités d’une existence proprement humaine. Et de l’autre côté, le déracinement, le désenchantement de la politique et de la culture, la destruction active, volontaire,de toute marque et de toute prégnance; le façonnage nihiliste d’une identité en creux, celle du sujet et du consommateur universel, c’est-à-dire universellement vide. Cette vacuité que nous éprouvons partout, surtout lorsque nous nous trouvons ailleurs qu’en Bretagne, en Corse ou en Catalogne . . . Vacuité de l’absence, de la perte d’identité, qui tient à l’absence de projet et de sa possibilité même .“Qu’est-ce que j’ peux faire ? Chépas quoi faire”, gémit ce fameux personnage de Jean-Luc Godard: imagine-t-on une jeune femme se plaindre ainsi au moyen âge, par exemple ? Entre l’individualisme vide et le poids de la nécessité naturelle, il y a bien l’exaltation libre d’un possible Projet commun.
3. En avant !
Voilà pourquoi il est nécessaire de défendre et de construire, enfin.
Construire une Alsace qui réaliserait ses virtualités, en opérant la synthèse de ses déterminations positives principales, par delà toute structure contraignante, limitative et rétrograde – de l’impuissance du Saint-Empire à certains verrouillages intellectuels stupides, notamment celui du jacobinisme et de l’incapacité effective à penser autrement qu’en des cadres stato-nationaux. Nous pouvons faire; continuer à construire notre Histoire, celle de notre Heimet, de notre région. L’Histoire est toujours plus nôtre qu’on le pense : non pas résignation, mais acceptation heureuse d’un indépassable, qui est celui de notre finitude même !
Et pourquoi pas une exemplarité de l’Alsace ? Ce n’est sans doute pas dans la structure mentale alsacienne . . . Et pourtant, l’Alsace dispose d’un capital et d’un potentiel extraordinaires, et d’une chance très belle de pouvoir élaborer à partir de quelque chose de plein et de richement articulé. Cela demande un effort, et une réhabilitation active, voire laborieuse, de la politique au sens noble du terme. Mais nous savons bien que nous en sommes capables. Comme les Danois, nous sommes si modestes !
Vive la République !
Pour finir, je propose la création immediate d’une République alsacienne, avec pour Président Monsieur le Comte d’Andlau-Hombourg. Voilà au moins qui serait intéressant, qui serait nouveau et enchanteur, qui serait romanesque !
Marc CHAUDEUR