Par Gérard TAUTIL, professeur honoraire de philosophe et auteur [1]
De récentes publications et articles de presse reviennent sur la « question régionale » (La France en miettes. Régionalismes, l’autre séparatisme de Benjamin Morel ; article du Monde, 6-8 mai 2023, de Benoît Floc’ h). Si la question n’est pas nouvelle, les réponses de cet essai tardif ne le sont pas davantage. Elles méritent une mise en perspective.
Ce premier essai de B. Morel, jeune constitutionnaliste (chevènementiste) de la faculté de droit d’Assas, fait litière de la question territoriale avec les raccourcis d’usage. Il est bien dans la tradition d’une droite conservatrice sur cette question rémanente depuis la réforme G. Defferre (1981), (le ver est dans le fruit) et les découpages technocratiques régionaux de F. Hollande (2016). Car il y a un suivi idéologique têtu entre les analyses souverainistes de J-P. Chevènement aboutissant au célèbre épisode des « paillotes » en Corse (et au soutien à E. Macron aujourd’hui) et L. Jospin aux prises avec les contradictions dans l’exercice du pouvoir d’État. Celui-ci fit long feu avec le traitement de la « reconnaissance du peuple corse » dans le cadre de la cohabitation avec J. Chirac (2002). Pour B. Morel, ce thème est aujourd’hui relayé par un G. Darmanin confronté à une majorité corse élue favorable à l’autonomie, sous la pression du lobbying des « ethnorégionalistes ».
Ce pamphlet, n’échappe pas à l’emploi répété de ce terme (comptez les pages où ce concept idéologique n’est pas repris), amalgamant revendication linguistique, préambule de l’idée autonomiste et propédeutique à l’indépendantisme : bref, « un rapport hypothéticodéductif au réel (sic) ! C’est ce schéma mécaniste qui irrigue l’analyse, illustrée par les cas similaires en Europe et dans l’hexagone. Car l’essentialisme des revendications « régionalistes » articule toute pensée ethno-régionaliste : l’équation entre les positionnements nationalistes de droite de Maurras (qui s’échoue dans le nationalisme de l’Action française) et la pensée contemporaine de gauche comme celle de Robert Lafont (inconnue de l’auteur) ne change rien à l’affaire [1b, document 2], l’idéologie régionaliste ne peut que renforcer le rôle des Idiots utiles de l’ethnorégionalisme. (sic)
Parallèle à cette idéologie éditoriale, dans le droit fil de la séquence politique, le silence du ministre de l’Intérieur, empêtré dans la question des retraites et son traitement répressif, est bien le résultat d’une situation inédite. L’actualité reste clivante : l’exécutif de l’Assemblée de Corse attend des réponses concrètes aux questions posées sur un statut d’autonomie adapté à cette collectivité territoriale. On attend toujours ses « propositions » au lieu du botté en touche, cette vieille pratique politicienne. Démonstration est faite que la question territoriale qui peut et doit s’inscrire dans une réponse globale de démocratisation n’est en aucun cas une question politique subsidiaire, elle reste fidèle à une « centralité d’histoire » à la française. Mais, sans doute, G. Darmanin s’est fait lui aussi piéger…
Abrégés d’histoire
De la décentralisation/déconcentration, caricature d’une régionalisation démocratique (aux compétences partagées -mais non régaliennes- et aux budgets assumés au même niveau que celui des régions européennes), la réaction de la classe politique ne peut trancher le nœud gordien d’une longue tradition qu’elle reproduit. L’exécutif refuse tout débat démocratique sur une constitution qui ne fait parler d’elle que pour ses obstacles répétés au changement. Le rappel historique de la fête de la Fédération qui pose déjà la question des différences culturelles et territoriales après le centralisme de l’Ancien Régime, est absent de tout agenda novateur. Quant au « pacte girondin » dont se réclame E. Macron – le girondisme à l’origine se préoccupe surtout de sa seule représentation départementale -, il vient renforcer le courant néolibéral adoubé d’un « ni gauche ni droite ». Il est vrai que cette Ve République dont les constitutionnalistes sérieux soulignent la diarchie entre la logique présidentialiste et l’exercice parlementaire, son mode d’élection, sont à l’origine des blocages politiques actuels, du refus de toute démocratisation. En corollaire, une certaine opposition de gauche qui souhaite une VIe République se garde bien d’avancer quelques principes constitutionnels novateurs, se retranchant derrière une hypothétique Constituante. Il est vrai que le fédéralisme ne fait pas partie de la boite à concepts de cette gauche souverainiste. Rappelons le jeu gaulliste, à l’origine coincé entre une constitution aux effets autoritaires (art.16) et les tactiques conjoncturelles (référendum d’avril 1969 sur la réforme des régions et du Sénat auquel de Gaulle se serait opposé selon B. Morel). Leurs effets n’ont en rien permis de déverrouiller fondamentalement le jeu constitutionnel depuis 1958. Nous sommes toujours dans cette logique du « préjugé stato-national » qui rend aveugle et sourde la classe politique dans sa majorité. Aveugle face à une construction différente d’une UE marchande et interétatique. Sourde aux revendications des langues historiques de France. Mais consensuelle sur la logique de métropolisation et les nouvelles concentrations territoriales renforcées qu’exige la mondialisation.
L’essentialisme de l’État national
Il est symptomatique que les souverainistes de droite et de gauche se retrouvent sur ces deux chantiers. Les uns, dans une vision idéologique psittaciste (J-P Chevènement, B. Retailleau, E. Valls…), les autres dans un souverainisme plus constitutionnaliste, un brin « différencié », serait-on tenté de dire (F. Hollande, E. Macron…).
Le constitutionaliste B. Morel s’inscrit plutôt dans une logique conservatrice réactive, surtout si l’intégration par la loi (fév. 2022) permet d’adapter la décentralisation selon les spécificités territoriales. Pour lui, les autonomies, tant dans le cadre européen qu’hexagonal, ne sont que le marchepied de la revendication d’indépendance ; car tout traitement territorial différencié « crée un risque d’injustice, d’éclatement. » Pourtant, il prend le risque de reconnaître que les territoires ultramarins sont l’exception en cas de « rupture géographique ». Belle formulation technocratique qui refuse de les considérer comme des prolongements de la période coloniale, « TOM-DOM », prolongements de la « métropole » …
Ce qui n’empêche pas B. Morel d’affirmer que la solution de l’autonomie reste la réponse la moins pire, au secours d’un statu quo difficile, face à la poussée indépendantiste (Kanaky, Polynésie, mais aussi, à des degrés divers, Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte). Ce contorsionnisme juridico-politique est à la mesure des recettes innovantes de notre constitutionnaliste en réponse aux situations anticoloniales réaffirmées. D’un côté, l’autonomie au secours de l’État, de l’autre, la diabolisation de toute forme de fédéralisme dans le cadre hexagonal. Cohérence ? Le principe anhypothétique de ce raisonnement est qu’on ne peut déconstruire l’histoire de l’Etat-Nation de type XIXe siècle, c.q.f.d.
Si Benoît Floc’h dans Le Monde revient sur la collectivité alsacienne, déclassée en « Grand Est » indifférencié après 57 ans d’existence, quel est l’intérêt « stratégique » de ce retour en arrière ? Autre exemple : J-L Mélenchon, interrogé dans ce quotidien, donne libre cours à un exercice anhistorique en repensant les découpages régionaux à partir des bassins hydrographiques. Notre néo-géographe ignore-t-il son histoire et l’existence de plus de 800 « pays » qui s’ébauchent dès le Néolithique ? [1] Si la formation du territoire national est quelque chose de sensible qui touche à la vie des gens, les raccourcis d’histoire sont-ils la solution ? Cherchez l’erreur.
Langues-cultures « régionales », toujours à la peine
Ce n’est pas tout. Sur les questions culturelles et linguistiques, les partisans du centralisme se retrouvent dans une posture défensive, distinguant deux niveaux : celui d’un « statut de tolérance » pour l’enseignement et celui du refus de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.
-Pour le premier, cet enseignement doit s’exercer. Mais la droite se retranche derrière la réforme des collèges et des lycées de J-L Blanquer qui est un modèle d’exclusion de cet enseignement : élimination des LV2 et LV3, disparition au Baccalauréat des points optionnels qu’elles permettaient. Ce lessivage des langues régionales affaiblit la continuité collège/lycée, à l’image du Var qui se retrouve avec un lycée regroupant 13 élèves de langue occitane-provençal (Commission académique de Nice, déc. 2020). L’attractivité de la matière, qui dépend aussi du travail très variable des chefs d’établissement, est confrontée au nombre décroissant de postes depuis 30 ans, à la mise en compétition avec les autres langues vivantes et anciennes, aux horaires périphériques d’une journée chargée. La loi Molac (mai 2021) permet une relative avancée mais se heurte toujours au refus de tout enseignement immersif (celui des écoles associatives qui réclament une intégration à l’enseignement public et pratiquent un enseignement bilingue) et oblige les communes à participer à leur financement. B. Morel dénonce leur statut privé… Les blocages de la classe politique, son opposition farouche au bilinguisme (admis pour l’anglais) reposent toujours sur l’article 2 de la constitution.
-Pour le deuxième, la Charte européenne permet cet enseignement en laissant aux États l’application souhaitée. Signée mais non ratifiée par la France, elle a rencontré l’opposition traditionnelle du Conseil constitutionnel qui avec ses opposants y voient une idéologie ethniste, raciste, pour le moins un privilège accordé à des communautés. Bis repetita, B. Morel, reprenant l’argument, reproche à l’Europe son libéralisme (traité de Lisbonne, fonds FEDER…), y voit le cheval de Troie de la subsidiarité et le « fruit de l’imagination destructrice de nos élites tricolores ». Ce qui permet à l’ethnorégionalisme de fragiliser la stabilité des États (Catalogne cité en exemple, SNP rendu responsable du Brexit !). Bien plus, B. Morel enrage de voir l’ethnorégionalisme de gauche remplacer l’ethnorégionalisme de droite : la Fédération Régions et Peuples Solidaires en est la Rolls-Royce (sic) qui fédère la majorité des partis régionalistes/autonomistes. Il y a une grande malhonnêteté chez notre universitaire à ne citer que les représentants de droite d’anciennes organisations (la Bretagne, la Corse, le Pays Basque, l’Alsace sont les cibles privilégiées de ses références datées). Le « recyclage nationaliste » serait passé de droite à gauche (fédéralisme, autogestion, écologie), question de mode, face à « l’opportunisme des grands partis » …Ce qui ne changerait rien au paradigme.
Avant d’en arriver à « l’explosion de l’unité du pays » et à cette « France en miettes » qu’il annonce, souhaitons à B. Morel de sortir de l’analyse constitutionnelle souverainiste et de laisser toute sa chance aux régions qui militent pour une véritable démocratisation du système territorial français dans son ensemble ; de considérer l’espace France à l’aune du poids des régions telles qu’elles pourraient exister dans un autre cadre européen les prenant véritablement en compte. Appelons-le « fédéral » ou autrement. Souhaitons-lui, enfin, de dépasser cette appréciation conclusive qui fait encore et toujours de l’État actuel et de la nation un concept fourre-tout, indifférencié et sans référence aux intérêts de classe de ceux qui les représentent. Ce serait peut-être un autre moyen de repenser la « décentralisation » franco-française et de contrer l’apocalypse annoncée.
Pour échapper au roman national dont nous avons lu cette dernière version, la remontée des potentiels démocratiques reste à inventer. GT
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[1] Dernières publications sur la question : [1a] Le roman national français au défi de l’extrême droite. L’Harmattan, 2016 –
[1a] CONTRATÈMPS. Letras sus l’Occitania e l’occitanisme (IEO edicions, nov. 2022). Version occitane,
[1b] CONTRETEMPS. Lettres sur l’Occitanie et l’occitanisme. Presse fédéraliste, mai 2023). Version française.