Le débat pré-révolutionnaire et la mise en oeuvre de la démocratie font apparaître deux conceptions de la formation de la volonté étato-politique et de l’exercice du pouvoir. La première, initiée par Locke et amendée par Montesquieu, repose sur la représentation-délégation ou souveraineté nationale et sur la séparation des pouvoirs, horizontale et verticale. La seconde, marquée notamment par Rousseau, se fonde sur la souveraineté inaliénable et indivisible du peuple et, en conséquence, sur l’identité ou la confusion des pouvoirs, rendant impossible leur partage. Question. Laquelle des deux conceptions est à l’avantage de l’Alsace et des Alsaciens ?
« Dans l’intérêt même de Paris, il faut rééquilibrer la France : on s’excuse de rappeler ces banalités. Mais ce n’est pas simple et revenir sur l’histoire pour la sauver est le plus difficile des chemins. L’idée de régionalisation, de décentralisation a rencontré au XIXème siècle et jusqu’à nos jours des adversaires heureux. Celui qui a pressenti le problème, c’est sans doute Montesquieu, qui déplore que le souverain ramène tout à sa capitale et à sa cour. Dès avant la Révolution, il est girondin. Précisément la Révolution se hâte de démentir ces espérances… elle incarne l’esprit jacobin, nécessaire en cas de guerre, mais intolérant, sectaire, inquisiteur, comme l’estimait Proudhon qui le détestait, aux heures de la paix… Mais il été un troisième et plus important obstacle à la mise en place de structures d’équilibre national et de décision régionale : c’est la commodité de la centralisation. Tocqueville en avait conscience qui estimait que la décentralisation serait toujours un effet de l’art. » (P. Guiral in Anthinea n° 9/10 1976)
La France hésitera toujours
La faute à Rousseau ? Pas seulement. En moins de 200 ans, la France connaîtra 16 Constitutions ou Régimes différents, empruntant aux deux conceptions et ne choisissant jamais vraiment, avec cependant deux constantes, la non séparation effective horizontale et verticale des pouvoirs, la prééminence de l’Etat sur la société et la politique.
Le consensus dont ce système a besoin naît largement de l’action des institutions et de la classe dominante. Le système joue, lui-même, un rôle dans la production d’attitudes et de comportements nécessaires à son maintien. Les éléments du consensus sont fabriqués, inculqués et consolidés par la pression qu’exercent, de haut en bas, les pratiques institutionnelles et dirigeantes. L’orientation est déterminée non par l’espace public, mais par les mécanismes structurels. Le système se consolide par l’atomisation des individus qui, privés de corps intermédiaires, ne peuvent qu’en appeler à lui dans la subordination et la quémande.
Tout en opérant des avancées considérables en matière de droits, de libertés et de progrès social, la France sera tour à tour, et tantôt simultanément, centraliste, hiérarchique, colbertiste, césariste, assimilationniste, nationaliste et moniste. Et jamais elle n’envisagera une véritable prise en compte du fait régional. Au contraire, elle la rendra impossible ; les collectivités territoriales ne constituant, pour le mieux, que des modalités d’organisation administrative, même si des ouvertures ont été obtenues dans le cadre de la décentralisation et de la déconcentration. Décentraliser et déconcentrer n’est pas régionaliser.
Culture politique
Les raisons en sont multiples et variées : préexistence de l’Etat à la nation, reconduction et aggravation du centralisme politique et de la concentration administrative de l’Ancien Régime et non établissement de corps intermédiaires par les régimes successifs. S’y ajoutent le triomphe de l’individualisme et de l’individuation, la crispation sur l’homogénéité du bien commun, la mythification de l’unicité de la volonté populaire, la complète confusion de l’Etat et de la nation, l’égalitarisme ou passion de la similitude, la réduction politique et culturelle de la France à Paris… Toute l’histoire du fait français, c’est l’histoire de l’omnipotence d’un Etat-nation qui se nourrit des réalités et des attentes qu’il s’emploie à faire naître.
Toutes ces données se sont fortement ancrées dans la conscience et la culture politique des Français à la faveur de la construction de l’identité nationale et d’une socialisation indifférenciée, notamment scolaire, faisant naître, certes, fierté nationale et sentiment patriotique, mais aussi acceptation et reproduction du modèle. Avec le temps, ces données se sont cristallisées en traditions et en habitus. Au point que, malgré de nombreuses et récurrentes critiques, le système n’est pas, n’a jamais été, fondamentalement remis en question par les Français. S’ils se sont toujours tournés aussi facilement vers la solution centraliste, c’est que l’histoire et la centralisation elle-même les ont forgés ainsi, non sans développer des stratégies d’évitement et de surcompensation. Sans doute ignorent-ils, ou leur cache-t-on, que le centralisme a un coût très élevé, en comparaison des systèmes fortement décentralisés ou fédéralisés de nos voisins, un coût qui avoisine le déficit budgétaire actuel de la France. A bon entendeur…
Une nécessaire révision
Pour les régions, tout en gagnant la participation à une grande culture, ces données se sont aussi traduites par une certaine entropie culturelle, par un certain étouffement des initiatives et des potentialités. La sous-estimation de la permanence du besoin de solidarité et d’appartenance de proximité a également contribué à l’affaiblissement du lien social.
La France a perdu de vue ou n’a jamais su que la légitimation de l’Etat et son efficacité pouvaient aussi résulter du partage du pouvoir, de son rapprochement avec ceux qui le subissent et de la participation que ce partage génère. Pour ce faire et pour enfin lever les tutelles administratives et les incapacités juridiques qui demeurent, il s’agirait, en amont, d’inscrire la diversité dans le droit. En aval, il faut réaliser l’inclusion du fait régional par la différenciation infra politique (régionalisation) et infra administrative (déconcentration) de l’Etat, en conférant aux régions un pouvoir normatif pour ce qui les concerne et une réelle responsabilité-solidarité dans la vie de la nation. C’est la « consociation ». Par ailleurs et dans le même ordre d’idées, l’Europe appelle à une nouvelle gouvernance, à un renouvellement démocratique fondé sur l’acceptation de la pluralité et de la multipolarité.
Face à tous ces enjeux, une révision du modèle républicain français s’impose. « Rien ne s’y oppose. En tous les cas pas la Constitution… qui, en son article 72, prévoit que les collectivités (territoriales) s’administrent librement par des conseils élus dans les conditions prévues par la loi et dont la rédaction de l’article 37 relatif au pouvoir réglementaire n’interdit pas par sa rédaction d’imaginer une certaine dévolution d’un certain pouvoir normatif dérivé à des assemblées politiques territoriales. A condition d’interpréter de manières moderne et dynamique les termes de libre administration des collectivités locales et la caractère réglementaire des normes. » (Bruno Rémond) (1).
Cette révision ne saurait, cependant, être obtenue sans l’investissement des citoyens et pour ce faire sans un travail sur les représentations mentales et sans une adaptation des contenus de la construction des identités et de la socialisation. Impossible n’est pas français…
Pierre Klein (d’après L’Alsace inachevée, PK, Editions Bentzinger, Colmar, 2004)
(1) Bruno Rémond in De la démocratie locale en Europe, Presses de Sciences Po, 2001