Persistance ou résurgence de l’autonomisme après 1945
Bernard Dietsch
Après 1945, quelques initiatives sans lendemain ont été entreprises en vue de réactiver la Heimatbewegung d’avant guerre. Dans le cadre du MRP, on voit apparaître Marcel Iffrig et Ferdinand Moschenross, qui s’exprimaient dans le journal « Le Démocrate Chrétien ». Le Mouvement Populaire Alsacien est représenté par Camille Dahlet, de tendance démocrate, progressiste et anti-colonialiste. Dahlet dirigera « La Voix d’Alsace » avant de fonder « La Voix d’Alsace Lorraine », qui fusionnera vingt ans plus tard avec « Rot un Wiss ». En mai 1968, un drapeau rouge et blanc apparaissant sur la flèche de la cathédrale de Strasbourg -le drapeau monégasque, à en croire des DNA- marque l’entrée en scène de la génération de l’après-guerre.
MRAL
En marge du Cercle Schickele, association culturelle fondée en avril 1968, un groupe comprenant notamment Bernard Wittmann, Jean Dentinger et Jean-Jacques Mourreau crée Elsa, « journal d’action alsacienne-lorraine thioise et fédéraliste européenne ». Son contenu aborde les aspects les plus divers de la question régionale : l’histoire locale, la littérature, l’écologie, sans oublier la politique. On y apprend la création en 1970 du Parti Fédéraliste Européen, une émanation du MFE due à l’initiative de Guy Héraud (1920-2003). On y prend connaissance du projet de loi du député Hinsberger (gaulliste UDR) de Sarreguemines sur l’enseignement des langues régionales.
En 1969 paraît un communiqué de presse signé par trois députés gaullistes représentant les départements de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, et dénonçant l’« insulte à nos morts » que représentait à leurs yeux la création du Mouvement Régionaliste d’Alsace-Lorraine (MRAL). Cette publicité gratuite va contribuer pour une bonne part au succès de ce mouvement, créé à l’initiative de l’équipe rédactionnelle d’Elsa, avec le concours de Ferdinand Moschenross (1929-2008) et Marcel Iffrig en particulier. En mai 1971, dans le canton de Lauterbourg, l’absence de candidature centriste face au candidat gaulliste et au candidat communiste permettra au Dr Iffrig, président du MRAL et originaire de ce même canton, d’obtenir plus de 30 % des voix. Cette configuration idéale ne s’étant jamais reproduite par la suite, les scores ultérieurs du MRAL seront bien plus modestes, avec 13%, néanmoins, pour Moschenross, dans la zone huppée de Strasbourg aux élections cantonales de l’été 1971. Le candidat élu n’est autre que son ennemi personnel Pierre Pflimlin. Certaines réunions publiques étaient très animées, avec des contradicteurs maîtrisant parfois le Horst-Wessel-Lied aussi bien que la Marseillaise.
Début 1972, le mouvement comptait 500 membres, abonnés d’office au journal Elsa, qui comptait en outre 500 abonnés non membres. Wittmann avait quitté le journal et le mouvement dès l’été 1971. D’autres démissions suivent face aux premières manifestations d’autoritarisme du président, et quelques militants s’associent aux actions du Cercle Schickele, ou à celles du PFE aux côtés de Wittmann. Les tendances antidémocratiques du MRAL ne tarderont pas à se préciser, culminant dans une allégeance pure et simple à l’extrême droite, incluant le révisionnisme et l’antisémitisme, tandis que le bilinguisme est traité de « geistiges Zigeunertum » (les Roms apprécieront). Par ce virage à 180 degrés, le mouvement finit par ressembler à l’image qu’en donnaient ses calomniateurs. De part et d’autre prédomine le langage victimaire, expression d’un ressentiment respectivement anti-français plus qu’anti-jacobin, et anti-allemand plus qu’anti-nazi. La plupart des derniers membres actifs, dont Moschenross, expriment leur désaccord en quittant le MRAL dès l’automne 1974 .
Autres mouvements.
Un regroupement des mouvements régionalistes de France, a été envisagé dès la création du MRAL. Mais c’est une démarche inverse qui a été menée, par la création d’un PFE comprenant une section française présidée par Guy Héraud, professeur à l’Université de Strasbourg, section subdivisée de son côté en sections régionales. La section alsacienne, dirigée par Wittmann, sera présente lors de diverses élections. Le « Journal Rot un Wiss », créé par Wittmann vers 1975, a été à ce stade-là l’organe officieux du PFE d’Alsace. On y retrouve l’esprit du journal Elsa « première manière ».
En 1977, un cercle de militants regroupés autour de Moschenross et comprenant notamment Robert Joachim, Mourreau (qui signe « Hans Zorn ») et Gabriel Andrès adopte la dénomination de « Front Autonomiste de Libération ». Le FAL se fait remarquer par des actions multiples, telles que communiqués de presse, candidatures aux élections, participation à diverses actions écologistes, et s’associe à la création de « Radio Verte Fessenheim », ancêtre de Radio Dreyeckland. Moschenross participera en personne à la diffusion d’émissions clandestines.
Autour de Mourreau, un groupe de sympathisants plus ou moins gauchisants – le détail ne manque pas de sel pour qui connaît l’orientation politique du personnage- quitte le FAL pour créer « Les Nouveaux Autonomistes », groupement éphémère dont « Rot un Wiss » se fera momentanément le porte-voix avant de connaître d’autres métamorphoses. Un de leurs chevaux de bataille est la notion de « trilinguisme », qui postule à l’instar de Robert Grossmann l’existence d’une langue alsacienne distincte de l’allemand.
Le MRAL avait suscité beaucoup d’espoir lors de sa création, mais a déçu ses sympathisants par sa dérive totalitaire, et aussi par sa pauvreté idéologique. Aucun des nombreux groupements régionalistes qui lui ont succédé n’a pu retrouver le même impact, quoique la victoire récente de David Heckel à Sarre-Union, qui ne doit rien à la démagogie ni au populisme, puisse laisser espérer un nouvel essor : son parti, « Unser Land », est à l’heure actuelle le seul parti régionaliste présent en Alsace, face aux faussaires d’extrême droite que l’on connaît.
Les initiatives culturelles, qui n’entrent pas dans le cadre de cet exposé, n’en ont pas moins joué un rôle capital -il n’est que de citer la création des écoles bilingues ABCM- et les militants politiques n’ont pas manqué de s’y associer.
Quelques personnalités.
Marcel Iffrig, tribun efficace et intrépide, a été une personnalité marquante du mouvement alsacien, dans la mesure où le MRAL a défendu un temps, sous sa direction, des idées réellement autonomistes, fédéralistes et humanistes avant sa dérive fasciste.
Ferdinand Moschenross, autre porte-parole plus ou moins charismatique, a su faire de sa boutique de livres anciens un point de ralliement quasiment incontournable pour les militants et sympathisants. Il a été un aventurier téméraire chez qui le cynisme se mêlait à la générosité, doté d’esprit pratique, comme aussi d’un humour ravageur, et d’une imagination sans bornes favorisant les actions subversives plus que le travail d’équipe.
Avec Bernard Wittmann, c’est la génération de l’après-guerre qui entre en scène, prônant un ancrage de l’autonomisme dans le fédéralisme européen.
Robert Joachim rejoint l’équipe d’Elsa et le MRAL, avant de suivre Moschenross dans dans la création du FAL. Il finira par concentrer son action dans le domaine environnemental. Partant du principe que le combat écologique et l’action autonomiste sont indissociables, il prend une part active à la création et à l’organisation de RVF/Radio-Dreyeckland.
Jean-Jacques Mourreau a entamé son parcours politique au sein de l’extrême droite. Il semblait avoir pris momentanément ses distances avec cet univers idéologique en se joignant au mouvement alsacien, avant de reprendre une place discrète et néanmoins influente au sein de sa première famille de pensée. Il cherchait à promouvoir une sorte de nationalisme alsacien. Au sein de l’extrême-droite, il exprime une vision ultra-élitiste plutôt que raciste, et très éloignée du populisme.
Gabriel Andrès, qui ressent profondément les déchirements caractéristiques de l’identité alsacienne, affronte avec conviction, à partir de 1975 dans l’univers impitoyable de la politique.
Les générations de militants.
Les années 1970 ont vu la rencontre de plusieurs générations sur le terrain régionaliste . La génération née après 1940 pouvait avoir gardé quelques souvenirs de la guerre et de la libération, mais avait une vision déterminée par la situation de l’après-guerre. Les générations précédentes avaient été confrontées directement à la guerre, avaient pu connaître l’ancienne Heimatbewegung, parfaitement intégrée dans le jeu politique traditionnel, et les plus anciens avaient pu connaître l’Alsace autonome ou quasiment autonome d’avant 1918.
Cette diversité d’expériences entraînait forcément une diversité de points de vue. On ne peut pas parler véritablement de conflit de générations, sachant qu’un écart d’âge de dix ans pouvait déjà se traduire par un vécu personnel radicalement différent. Toujours est-il que l’expérience des anciens était confrontée à de nouvelles réalités sociologiques, et que les nouveaux venus n’étaient pas en mesure de proposer un projet suffisamment développé. On s’accrochait à l’idée -théoriquement réalisable en 1970- d’une restauration de l’identité alsacienne et lorraine, par le biais d’actions de type publicitaire. Le clivage intergénérationnel était nettement moins perceptible dans les mouvements politiques que dans les organisations à vocation culturelle : les épreuves subies dans le passé n’encourageaient guère les « anciens » à se replonger dans une action régionaliste politisée.
A partir des années 1980, ce sont les générations francisées dès la naissance qui commenceront à s’associer au mouvement alsacien. Il semblerait qu’une place plus grande soit accordée désormais aux réflexions de fond, après de trop nombreuses années marquées par un activisme souvent irréfléchi, et un manque évident de vigilance face aux tentatives de noyautage venant de l’extrême droite.
Quelques sujets de réflexion.
Le mouvement alsacien est resté soumis trop longtemps à une stratégie imposée par l’adversaire, mettant en avant la problématique « régionalisme ou patriotisme », associée à des polémiques interminables relatives au passé. Face aux suspicions de cette nature, il reste à marquer de façon claire et définitive la frontière infranchissable qui sépare le projet fédéraliste des multiples émanations de l’extrême droite identitaire, en affirmant les notions d’identité ouverte, plurielle, évolutive, face à l’ identité fermée et figée, et de démocratie face à un projet totalitaire plus ou moins bien dissimulé.
Les thèmes tels que la régionalisation, le bilinguisme, et même l’écologie sont devenus incontournables, mais la vigilance s’impose face aux risques de jacobinisme régional, de bilinguisme élitiste et d’écologie de façade. Il s’y ajoute une aggravation inexorable de l’injustice sociale qui, moins que jamais, ne peut être ignorée. Une collaboration ponctuelle avec les partis républicains traditionnels autour de certains thèmes précis est possible et même souhaitable. Mais face à l’imprégnation jacobine des mentalités, l’émergence d’un parti authentiquement régionaliste, rassemblant des militants dotés de compétences techniques suffisantes pour préparer la relève démocratique, peut apparaître comme souhaitable. Ces compétences semblent bien avoir fait défaut dans bien des cas, tout comme l’ambition d’exercer réellement un mandat électif. BD