La culture bilingue d’Alsace est aujourd’hui très menacée. Il n’existe pas à vrai dire de socialisation alsacienne, en ce sens qu’il n’y a pas de transmission collectivement opérée des langues, des cultures et des histoires d’Alsace à toute la population, notamment par l’école.
Ce faisant l’identification à ce qui faisait, ce qui fait l’Alsace, est « interdite » au plus grand nombre. Or l’identité naît avant tout de l’identification. Il n’est donc pas surprenant que l’identité alsacienne tende de plus en plus à ne devenir qu’une identité unidimensionnelle, ses autres éléments étant menacés dans leur existence même.
C’est là le résultat d’une politique qui prend appui sur une conception figée, fermée et singulière de la francité définie avant tout par l’unicité de la langue, de la culture et de l’histoire. Ce qui correspond à une définition ethnique de l’identité française qui reposerait avant tout sur des données objectives, voire organiques de la nation.
Ce faisant, cette politique ne s’autorise qu’insuffisamment une pratique subjective de la nation, celle de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, réunie sur le droit et la justice et le contrat politique, et diverse par ses langues, ses histoires et ses cultures, c’est-à-dire une « francitude » ouverte et plurielle.
La première richesse de la France, c’est sa diversité. Une diversité qui, pour connue qu’elle soit, doit aussi être reconnue.
A l’heure où la « germano-dialectophonie » alsacienne a pratiquement atteint le degré zéro de connaissance et de pratique au niveau des enfants entrant en maternelle, eh oui ! à l’heure où des milliers d’emplois se perdent (et vont se perdre) en raison d’une connaissance insuffisante de la langue allemande, l’Alsace a besoin d’une autre politique.
Le principe fondamental duquel nous nous revendiquons et celui de l’union dans la diversité. Le moins que l’on puisse dire est qu’il reste amplement à installer dans la pensée politique française. Il ne peut se réaliser qu’à la faveur d’un recentrage politique sur l’essentiel à savoir la primauté des principes universels de droit, de justice, de liberté et de solidarité, c’est-à-dire sur la loi fondamentale, qui constitue pour les citoyens un véritable capital social et un incontournable socle commun.
Lorsque l’attachement à la loi fondamentale et l’allégeance à l’Etat de droit seront placés au-dessus de toute autre considération, il deviendra possible de libérer la culture majoritaire ou dominante de sa propension à vouloir se substituer au pacte civil et social et à installer partout la «mêmeté» et la «pareilleté».
Il sera alors envisageable de reconnaître les appartenances culturelles multiples et partant l’individu dans toutes ses dimensions. Il s’agit donc non pas de se soustraire aux principes universels, mais au contraire de considérer que ceux-ci ne prendront véritablement leur sens que si les identités culturelles et les appartenances multiples ne font pas l’objet de discriminations. C’est ce à quoi nous appelons ! Il va sans dire que cela nécessitera une nouvelle éthique, un cadre institutionnel et un accompagnement pédagogique.
Longtemps, nous avons défendu l’idée d’une Alsace une et plurielle, riche de tous les éléments passés et présents qui ont construit et construisent son identité et ses cultures politique, économique, écologique, linguistique et historique. Nous avons agi sur le terrain (conférences, colloques, ouverture de classes bilingues, théâtre, chansons…) et pensé que l’action culturelle suffisait. Mais depuis que nous nous engageons, pour certains depuis près de 40 ans, des pans entiers de ce qui fait, faisait, l’Alsace ont disparu, suite à une longue série de mesures « déconstructrices ». Le descriptif est inutile. Chacun s’en rend compte quotidiennement.
Il y a donc quelque chose qui ne marche pas dans ce beau pays d’Alsace. Longtemps, nous avons pensé que les politiques faisaient ce qu’ils pouvaient et nous étions nombreux à nous dire que l’essentiel, c’est que nos idées soient représentées par les différents courants politiques. Mais à l’évidence ces derniers sont tous traversés par des courants contraires opposés à nos idées, et cela majoritairement.
A l’évidence, mêmes de bonne volonté, ils sont bien un peu coincés, sur le plan régional et bien plus encore sur le plan national, et donc quelques peu incapables de porter véritablement nos revendications. Si la classe politique alsacienne n’a pas, à ce jour, obtenu gain de cause en démocratie par un juste combat, c’est tout simplement parce qu’elle ne l’a pas mené, divisée qu’elle est en son sein sur la question alsacienne et, inféodée qu’elle est, de surcroît, à des partis, qui pour le moins que l’on puisse dire, ne portent pas la tradition girondine.
Mises à part quelques incantations épisodiques, les dirigeants alsaciens ont fait preuve de soumission, de conformisme, voire d’opportunisme. Leur attitude n’est que le reflet de la société alsacienne, dira-t-on ? Sauf que, circonstance aggravante, ils étaient informés et sensés connaître les enjeux. A leur décharge, nous admettrons qu’ils ont été eux-mêmes les victimes de la politique d’acculturation forcée et de ses corollaires le refoulement et la reproduction. En France 90 % des Français sont jacobins, et la classe politique avec eux.
Depuis plus deux siècles les jacobins disposant de tous les médias et de toutes les salles de classe, ont érigé une identité nationale unidimensionnelle à la convenance de leur singulier républicanisme, confondant Etat et nation, nationalité et citoyenneté, ethnicisant la nation en la fondant sur l’unicité de la langue, de la culture, de l’histoire, construisant l’union dans l’uniformité », installant une pensée unique et stigmatisant les tenants d’autres modèles républicains qui pourtant font leur preuve ailleurs.
En démocratie, et la France en est une, il faut pouvoir faire bouger les lignes. Encore faut-il en débattre et pouvoir le faire dans l’espace public. Encore faut-il le vouloir. Nous croyons à la démocratie et à la possibilité de son développement. Ce qui n’est pas demandé ne sera jamais obtenu. Nous voyons à Strasbourg plus loin de la plate-forme de la Cathédrale qu’à Paris de la tour Eiffel. Nous voyons notamment fonctionner d’autres modes de gouvernances qui poussent plus avant la séparation verticale des pouvoirs et qui rapprochent davantage le pouvoirs des citoyens. Ce qui est vérité là, doit le devenir ici.
Tout en opérant des avancées considérables en matière de droits, de libertés et de progrès social, la France n’a jamais envisagé véritablement une prise en compte du fait régional. Au contraire, elle la rendra impossible ; les collectivités territoriales ne constituant à ce jour, pour le mieux, que des modalités d’organisation administrative, même si des ouvertures ont été obtenues dans le cadre de la décentralisation et de la déconcentration. Mais décentraliser et déconcentrer n’est pas régionaliser.
En vertu du principe de subsidiarité, qui se fonde sur une règle de répartition des compétences entre l’Etat et la Région, la responsabilité politique doit être prise par le plus petit niveau d’autorité publique compétent, le plus pertinent et le plus proche des citoyens pour résoudre un problème. Pour ce faire, il s’agit de lever enfin les tutelles administratives et les incapacités juridiques qui demeurent, en amont, d’inscrire la diversité du pouvoir dans le droit. En aval, il faut réaliser l’inclusion du fait régional par la différenciation infra politique (régionalisation) et infra administrative (déconcentration) de l’Etat, en conférant aux régions un pouvoir normatif pour ce qui les concerne en propre, c’est-à-dire la possibilité de légiférer régionalement. Cela s’appelle la démocratie, qui se réalise par la gestion de l’un et du divers.
Il est possible d’être uni dans la diversité. C’est même une nécessité. La diversité, lorsqu’elle est reconnue et pratiquée rejette l’exclusion ou la séparation, comme elle repousse l’homogénéisation. Pour cela, il convient de relever le défi du pluralisme culturel en combinant l’unité politique avec la multiplicité des appartenances.
Le post-nationalisme, qui fait du pluralisme un impératif, est un exercice de la chose politique qui articule la nation politique, juridique ou contractuelle avec la diversité nationale et qui concilie l’universalité des droits de l’homme avec la singularité des identités culturelles, pour construire l’union dans la diversité, réaliser l’intégration sans la désintégration, conjuguer l’universel et le particulier, et lier la diversité et l’égalité.
Si la France était décentralisée, régionalisée, voire fédéralisée, la République ne serait-elle plus une république, la nation ne serait-elle plus une nation et la France ne serait-elle plus la France ? La réponse des uns et des autres sépare ceux qui mettent en avant un pouvoir descendant et indivis de ceux qui souhaitent un pouvoir ascendant et partagé, les républicains et les démocrates, ceux qui ne jurent que par la fusion de l’Etat et de la nation, de ceux qui préconisent leur dissociation.
Les Alsaciens se trouvent plus que jamais placés devant une alternative : vivre leur altérité et affirmer leur personnalité nourrie de culture bilingue ou se conformer au modèle imposé par ceux qui dominent les lieux où se vit la condition alsacienne. En fait, l’alternative ne leur est pas offerte. Il s’agit donc, en premier lieu, de conquérir progressivement et par une démarche démocratique, la maîtrise de notre avenir, en particulier culturel. Une telle démarche est longue et difficile. Elle implique un engagement individuel et collectif. Nous n’obtiendrons satisfaction que par un profond changement des concepts, des modes de gouvernance et des rapports politiques actuels caractérisés par la mise sous tutelle du fait régional. La tâche est immense. Elle ne pourra s’accomplir que s’il est possible d’organiser un véritable débat dans l’espace public. Nous verrons bien où se trouvent les vrais démocrates.
L’objectif à atteindre, c’est en particulier, la part irréductible et imprescriptible de liberté et de responsabilité dont l’Alsace, dont toute région de France, doit disposer en application du principe de subsidiarité (à chaque échelon sa compétence), ni plus ni moins, comme cela devrait d’ailleurs être le cas dans une démocratie moderne, et comme c’est d’ailleurs le cas dans les régions de tous les pays européens environnants.
L’Alsace doit disposer d’un pouvoir normatif nécessaire et suffisant lui permettant de satisfaire des exigences et des intérêts qui lui sont propres, tout en restant, cela va sans dire, solidaire du reste de la nation et en construisant des solidarités nouvelles, notamment européennes. De ce point de vue, la démocratisation de la République et la modernisation de la démocratie restent à parfaire.
Une réflexion approfondie sur ces thèmes n’est qu’insuffisamment menée en Alsace. On entend souvent dire ici que les choses sont ce qu’elles sont et il n’y a rien à faire, qu’il faut donc « faire avec ». Discours trop souvent entendu et intellectuellement inacceptable. « Faire avec », on ne l’a toujours que trop fait en Alsace. Un vrai savoir-faire alsacien. Ce dossier est des plus sensibles.
Nous le savons bien, parce qu’il s’inscrit en opposition à une certaine conception de la nation française et du républicanisme qui la détermine.
Devons-nous néanmoins continuer à laisser faire ? Non ! Un sursaut s’impose ! Il s’agit d’obtenir une nouvelle politique permettant notamment :
- de conférer aux Régions de France, pour ce qui les concerne en propre, un pouvoir nécessaire et suffisant en vertu du principe de subsidiarité,
- de conférer à la langue dite régionale d’Alsace dans sa double expression, à savoir l’allemand standard et l’allemand dialectal d’Alsace, une véritable existence sociale,
- de faire prendre en compte les justes revendications de la diversité des vécus, de permettre à toutes les mémoires occultées de s’inscrire dans une nouvelle mise en perspective, base d’une identité nationale actualisée et d’une francitude ouverte et plurielle, le « devoir de mémoire » devant impérativement aller de pair avec la prise en compte de la diversité des mémoires, Il s’agit non pas de se soustraire aux principes universels, mais au contraire de considérer que ceux-ci ne prendront véritablement leur sens que si les identités culturelles et les appartenances multiples ne font pas l’objet de discriminations.