Contribution au débat
Si le rôle essentiel des élu(e)s est d’être les intermédiaires entre la société civile qui les élit et les différents exécutifs en charge de son fonctionnement, il est aussi d’animer le débat politique et de contribuer à structurer l’opinion publique. Qu’en est-il aujourd’hui en Alsace ?
Flash-back. Il n’y a pas si longtemps pendant la période de l’entre-deux-guerres (1918-1940), les Alsaciennes et les Alsaciens se sont battus dans leur grande majorité pour préserver des acquis (droit local, régime local d’assurance maladie, bilinguisme collectif…)[1], alors que le gouvernement envisageait de les supprimer[2].
Avant-guerre, la société civile produisait des élu(e)s en charge de défendre l’identité politico- culturelle alsacienne[3]. La société civile appuyait les élu(e)s qui ferraillaient avec le pouvoir central afin d’obtenir des concessions et réciproquement les élu(e)s diffusaient une culture politique dans la société civile en adéquation. Tout cela était nourri par une puissante et multiple presse d’opinion et ce faisant par un très large débat. Et le pouvoir central a fait d’importantes concessions.
Aujourd’hui, lorsque sont organisées des manifestations en faveur de l’identité politico- culturelle de l’Alsace, on ne voit pas les partis politiques, les syndicats, les églises, les intellectuels, les universitaires, les sociétés de musique, de théâtre et de folklore, le monde économique, les corps intermédiaires…, en tout cas pas comme cela fut le cas.
Toutes ces composantes de la société alsacienne qui d’une certaine façon constituent la classe dirigeante alsacienne et sont faiseurs d’opinions ne se solidarisent plus vraiment, en tout cas pas comme tels sur les sujets politico-culturels et partant identitaires alsaciens. Certes, il en est qui épisodiquement entreprennent des démarches, mais l’unité, le rassemblement et l’opiniâtreté font toujours largement défaut. Les sociétés civiles bretonne, basque et/ou corse sont autrement unies et le manifestent lorsque l’essentiel est en jeu. Ce n’est pas ou plus le cas de l’Alsace.
Entre-temps, il y eut l’annexion nazie et le traumatisme qu’elle a engendré. Entre-temps, il y eut une longue période au cours de laquelle les Alsaciennes et les Alsaciens, pour en quelque sorte évacuer le stress post-traumatique, se sont retournés contre la part allemande, ou encore proprement alsacienne de leur identité. Les jacobins n’ont évidemment pas manqué l’occasion d’appuyer cette réaction, une quasi-psychopathologie sociale. Dès lors, ils ont eu beau jeu d’appliquer avec insistance leur conception des choses et de s’en prendre grandement à des éléments identificatoires alsaciens. Nous ne sommes pas certains que la société civile et la classe politique alsaciennes avaient saisi toutes les clauses du contrat qui leur étaient proposées, pour ne pas dire imposées.
Durant des décennies depuis 1945, la société alsacienne a été caractérisée par l’impuissance, par l’incapacité à s’affirmer et d’entrer en conflit, et par une lassitude de l’ingérable qui ressemble au fatalisme[4], et ses élu(e)s avec elle.
Durant des décennies depuis 1945, la société alsacienne a été non seulement privée du développement d’une culture autour de l’identité politico-culturelle, elle a vu filer entre ses doigts des pans entiers de celle-ci. Si l’Alsace a une histoire, elle n’a par contre pas de mémoire[5], faute d’un travail collectif et d’un véritable débat sur son histoire et sa culture et faute évidemment de leur enseignement. Ce qui manque le plus à l’Alsace, c’est un récit alsacien, un récit partagé sur l’histoire et la culture d’Alsace qui traverserait la société alsacienne.
En conséquence de tout cela, l’Alsace ne fait plus émerger une classe politique prompte à percer le plafond de verre et à aller jusqu’au conflit pour défendre l’essentiel[6] et en retour cette classe politique ne diffuse plus dans la société civile l’idée de bouleversement du statu quo.
La classe politique est à l’image de la société et réciproquement. Et la société civile souvent de reprocher aux élus ne pas en faire assez et aux élus, faisant en quelque sorte une projection, de dire qu’il n’y a pas de demande véritable de l’opinion publique[7]. C’est le serpent qui se mord la queue.
L’Alsace n’a rien à gagner à être alignée sur le modèle jacobin qui se veut d’unir les mêmes, en l’occurrence des clones de « territoires » neutres d’identités politico-culturelles. La France non plus d’ailleurs, car en paraphrasant la déclaration de Johannesburg en 2002 de l’UNESCO : plus la diversité française est riche, plus elle est une force collective nationale !
La classe politique et la société alsacienne sont à la fois victimes et complices d’une politique qui leur échappe. Cela explique en partie l’indifférence, le fatalisme ou l’alignement sur d’autres intérêts qui caractérise les deux. Et cela perdurera tant qu’une prise de conscience de l’énorme perte que représente la disparition d’une identité politico-culturelle n’aura pas lieu, mais encore faut-il que cette conscientisation puisse s’opérer. Rien ne se fera de soi-même !
L’avenir de l’Alsace passe par une éducation alsacienne, une « alsacianisation » à la faveur d’une identité unie dans sa diversité, riche de toutes ses composantes française, allemande et proprement alsacienne, et de bien d’autres encore, à vrai dire d’une identité unie par la valorisation de ses différences. Être cela ou disparaître dans les oubliettes de l’histoire, telle est la question, la vraie question alsacienne.
Sur ce sujet particulier, rien ne sera obtenu qui ne sera pas demandé… fortement ! Mais demander exige de connaître. Il reste amplement à diffuser et à infuser dans la société alsacienne, élu(e)s compris, une culture autour de l’histoire, de la valeur et de la modernité de l’identité politico-culturelle et à en débattre collectivement. L’initiative revient en premier à qui détient une parcelle de pouvoir politique ou médiatique !
Il reste à lui permettre de sortir du non-savoir, des approximations, et des contradictions, des contrevérités aussi, et de trouver en cela la capacité à s’adapter aux défis qui se présentent à elle et à affronter les courants politico-culturels qui lui sont contraires, voire hostiles. Il s’agirait donc, en somme, qu’elle puisse véritablement devenir résiliente et triompher sur toutes les inhibitions, sur tous les reniements, refoulements et fatalismes au profit d’un plein déploiement de ses possibilités ? « Werde, der du bist ! ».
Que déjà, sur la question si fondamentale de l’identité politico-culturelle alsacienne, les élu(e)s et la société civile se rencontrent bien plus et qu’ensuite ils se chargent de trouver ensemble un inflexible volontarisme en s’appuyant sur une culture partagée et sur une confiance réciproque. Appel est lancé, aux élu(e)s avant tout !
Pierre Klein, président
Ce texte est également consultable ou téléchargeable sur ce lien
[1] En 1924 notamment, 50 000 Alsaciennes et Alsaciens manifestaient pour la défense des particularismes alsaciens sur la place Kléber à Strasbourg.
[2] Le fatalisme et la soumission ne sont pas forcément dans l’ADN de l’Alsace. Elle a déjà su se défendre.
[3] Essentiellement pouvoir et culture.
[4] Frédéric Hoffet dans sa Psychanalyse de l’Alsace parlait même de « pitoyable lâcheté alsacienne ».
[5] Mémoire collective s’entend.
[6] On peut en prendre par exemple pour preuve, alors qu’en 2014 la quasi-totalité des conseillers régionaux et départementaux d’Alsace venaient d’exprimer leur opposition à la disparition du conseil régional d’Alsace, ils auraient pu ou dû démissionner de leurs mandats. L’Alsace méritait bien une crise politique. Il n’en fut rien.
[7] La demande de l’opinion publique n’aurait pas été ou ne serait pas assez forte pour les pousser à une action d’envergure en faveur d’un redressement de la situation. Mais l’opinion publique n’est-elle pas ce qu’ils ont laissé faire d’elle ?