Quelles possibilité dans le cadre de la Constitution et de la législation actuelles ?
Jean-Marie Woehrling
Plusieurs propositions ont été faites dans le sens d’une avancée régionale en matière de promotion de la langue régionale. Une politique résolue de promotion de la langue régionale, en l’occurrence l’allemand, sous sa forme standard comme dans ses expressions dialectales, implique de donner un statut public à cette langue. Les autorités régionales et locales ont-elles les moyens de formuler un tel statut ou sont-elles bloquées par le droit actuel ?
Selon certains, le cadre constitutionnel actuel s’opposerait à toute mesure significative en faveur des langues régionales ou minoritaires. Il faudrait donc attendre une hypothétique modification de la Constitution pour pouvoir attribuer à la langue régionale un statut public et engager une action significative pour sa promotion. D’autres considèrent que la compétence en la matière relève juridiquement de l’Etat et que par suite il faudrait que le Législateur et le Gouvernement agissent d’abord, les collectivités territoriales ne pouvant assurer qu’un rôle d’appui.
Ces analyses paraissent exagérément pessimistes quant aux possibilités d’action. Certes une jurisprudence constitutionnelle rigide et le caractère restrictif du cadre législatif réduisent les moyens d’action possibles ; mais le contexte légal actuel donne de nombreuses possibilités d’actions aux collectivités territoriales. Un nombre important d’actions en vue de manifester le statut public de la langue régionale et de promouvoir son usage peuvent être entrepris par les collectivités publiques alsaciennes dans le cadre de la législation actuelle.
Caractère légal du bilinguisme
La Constitution française impose de recourir à la langue officielle dans le cadre des institutions publiques, mais elle n’exclut pas que d’autres langues puisent être utilisées concomitamment. Par conséquent, sans remette en cause l’usage de la langue française, il est possible de donner une place à la langue régionale dans le fonctionnement des institutions publiques régionales et locales. Ceci correspond d’ailleurs tout à fait aux souhaits exprimés dans la région : il ne s’agit pas de mettre en cause la langue française, mais de promouvoir le bilinguisme en donnant, à coté de cette langue, une place effective à la langue régionale.
Le recours au bilinguisme permet d’assurer la présence de la langue régionale dans de nombreux aspects de l’action administrative :
- affichage, signalisation et inscriptions ou indications publiques : toutes ces informations peuvent être bilingues ; aucune disposition juridique ne s’y oppose ; les autorités dans la région peuvent par exemple organiser dans leurs locaux un affichage informationnel bilingue, et réaliser celui-ci dans les bâtiments scolaires relevant de leur compétence ou existent des classes bilingues ;
- elles peuvent aussi assurer le caractère bilingue d’un certain nombre de documents ; leurs publications d’information, les registres des actes ; un certain nombre d’études et rapports ; il ne s’agit pas de préconiser une traduction systématique de tous les documents, mais de donner une réalité sociale à la langue régionale ;
- les collectivités peuvent aussi organiser des séances bilingues de leurs assemblées délibératives, etc. L’expression en langue régionale est légale dès lors qu’une traduction en langue officielle est assurée.
Déclaration solennelle de reconnaissance de la langue régionale
Il n’y a pas de règle constitutionnelle ou législative interdisant aux collectivités locales de déclarer que telle langue est la langue régionale (sans préjudice de la position reconnue à la langue nationale). La mesure n’a qu’un caractère déclaratoire mais sa portée symbolique st importante. Une telle déclaration a aussi l’avantage de faire ressortir la position « politique » de la langue régionale : c’est la langue de la région toute entière et pas seulement des locuteurs de cette langue ; elle est une richesse pour tous, même pour ceux qui ne la parlent pas ; elle n’est imposée à personne, mais elle a sa place dans l’espace publique.
Une telle déclaration aurait aussi pour objet de comporter des engagements volontaires de la part des collectivités signataires. En effet, si le droit actuel ne contraint pas les collectivités publiques à prendre en considération la langue régionale, il ne s’oppose pas à ce que celles-ci utilisent leurs compétences locales pour mettre en œuvre un certain nombre d’actions destinées à redonner une existence sociale à cette langue. Un certain nombre de ces actions sont précisées ci-après.
Accueil des usagers en langue régionale
Si les autorités publiques n’ont aucune obligations de prendre en considération des demandes ou des documents rédigés dans une autre langue que le français, rien ne leur interdit d’accepter volontairement de tels documents et d’organiser leurs services pour qu’ils puissent être traités ; (cela est d’ailleurs déjà le cas, par exemple, pour les services qui s’occupent des relations transfrontalières) . De la sorte, sans que cela constitue un droit subjectif pour les usagers, il est possible de permettre à ceux-ci de s‘adresser aux services publics régionaux ou locaux dans l’une ou l’autre langue, du moins dans un certain nombre de circonstances.
Si la connaissance de la langue française est exigée des agents publics, les collectivités locales peuvent promouvoir la connaissance de la langue régionale parmi leur personnel. Rien n’interdit d’exiger la connaissance de la langue régionale pour un certain nombre de postes ou cette exigence apparaît comme objectivement justifiable en raison des caractéristiques et des exigences des postes concernées.
La formation des agents publics en langue régionale peut être promue sur la base du volontariat par la fourniture des possibilités de formation et de facilités d’horaires.
Au sein des services, le recours à la langue régionale peut être promu dans un esprit de bonne compréhension entre monolingues et bilingues. . Dans le cadre d’échanges internes, les règles d’organisation du service peuvent rendre légalement possible le recours à la langue régionale sur la base du volontariat chaque fois que l’ensemble des participants à un échange a au moins une compréhension passive de cette langue ou si une traduction est assurée.
Enseignement de la langue régionale
S’agissant de l’enseignement, si celui-ci relève de l’administration d’Etat de l’éducation nationale, les collectivités ont de puissants instruments pour obtenir que le bilinguisme soit mieux assuré dans le système scolaire :
- les conventions Etat-collectivités locales sur le développement de l’enseignement bilingue, qui sont prévus par la loi, peuvent être révisées dans un sens plus ambitieux : rien ne parait s’opposer à ce que les dispositions plus avancées concédées par l’Etat pour d’autres régions soient également appliquée en Alsace
- les organes chargés du suivi de ces conventions doivent fonctionner de manière plus transparente : les associations de promotion des langues régionales peuvent être associées et les délibérations en cause devraient devenir publiques
- les collectivités locales peuvent décider la création d’une instance indépendante d’évaluation de la mise en œuvre de la politique d’enseignement bilingue afin de connaître de manière objective les conditions de mise en œuvre et l’efficacité de cette politique ;
- les collectivités publiques peuvent apporter un financement complémentaire, conditionné par des engagements quantitatifs et qualitatifs précis de la part de l’éducation nationale ; si la collaboration de celle-ci n’est pas satisfaisante, elles peuvent retirer ces contributions ; ceci vaut aussi pour l’université ;
- les collectivités peuvent préférer affecter ces moyens à l’enseignement associatif ; l’expérience montre que l’enseignement bilingue ne progresse que lorsqu’il existe une certaine émulation entre plusieurs systèmes d’enseignement ; l’enseignement associatif apparaît généralement comme un laboratoire pour de nouvelles pédagogies ; la loi locale permet un financement direct sans restrictions pour de telles structures par les collectivités locales au niveau du primaire ; au niveau secondaire, il existe des limites légales au subventionnement mais les collectivités locales peuvent gérer directement des collèges ou lycée expérimentaux ;
- les collectivités locales peuvent aussi utiliser la coopération transfrontalière et les fonds interreg pour développer des classes et des écoles bilingues transfrontalières ; plusieurs projets de ce types existent et attendent le soutien des collectivités locales ;
- Les collectivités locales peuvent organier des activités périscolaires en langues régionales, favoriser l’échange scolaire dans des pays germanophones et organiser des partenariats avec des écoles germanophones permettant des séjours dans ces écoles ;
- le Conseil régional, qui a une compétence juridique très large en matière de formation professionnelle peut organiser la formation professionnelle des enseignants de langue régionale et de façon générale améliorer l’offre de formation en allemand dans les différentes filières de formation professionnelle pour adultes ; il serait aussi possible de favoriser la constitution d’un structure dédiée à la formation à la pédagogie particulière de l’enseignement bilingue ; celle-ci pourrait avoir un caractère international ; le recours plus fréquent à une présentation bilingue de documents ouvre aussi des perspectives de développement des activités professionnelles de traducteurs ; la formation professionnelle dans ce secteur pourrait donc être utilement développée ;
- les collectivités locales peuvent développer l’enseignement de la langue régionale pour les adultes.
Promotion de la production culturelle en langue régionale et équipements culturels
Dans ce domaine, il n’existe pas de problèmes juridiques quant à l’action des collectivités locales. Mais il est vrai que celles-ci ne disposent souvent que de l’outil financier pour promouvoir une action qui reste largement de nature privé.
Toutefois, il faut rappeler qu’un certain nombre d’institutions culturelles dépendent directement des collectivités locales et que celles-ci ont tout loisir d’y assurer la présence de la langue régionale, au niveau formel (caractère bilingue des programmes et des affiches, par exemple) comme au plan de la programmation et des contenus des actions culturelles réalisées.
Il faut d’ailleurs constater que la part des subventions culturelle consacrées à la promotion des œuvres en langue régionale est dérisoire. Si un quota des subventions publiques locales était réservé à des œuvres en langue régionale, il est certain que cela pousserait beaucoup plus de créateurs et d’artistes à produire dans cette langue. Aucune disposition légale ne parait s’opposer à une telle mesure.
Par ailleurs, les collectivités locales disposent de vecteurs de messages culturelles qu’elles peuvent mieux utiliser pour promouvoir la langue régionale : les cahiers des charges des salles locales ou des réseaux câblés pourraient comporter des clauses tendant à obtenir une meilleure prise en compte des messages culturels en langue régionale.
Il existe fort heureusement un théâtre national à Strasbourg comportant une école de théâtre. Les instances locales pourraient opportunément créer un théâtre régional et une école de théâtre d’expression en langue régionale. Cette institution formerait tous les professionnels appelés à s’exprimer en langue régionale. Cette école pourrait aussi préparer au métier du doublage de films.
Beaucoup d’équipements culturels relèvent des collectivités locales et peuvent sans aucun obstacle juridique être mis davantage à la disposition des langues régionales. Ainsi, les bibliothèques municipales et départementales peuvent renforcer et mieux mettre en valeur l’offre d’ouvrages en allemand. Il convient de souligner à cet égard l’importance d’une bonne offre de CD et DVD en allemand dans les médiathèques ; actuellement cette offre est plutôt indigente. Il est possible aussi d’encourager l’usage de la langue régionale par le personnel des équipements culturels.
Medias régionaux
Une modification de la loi serait certes nécessaire pour combattre le processus de centralisation de la radio-télévision publique. Mais des actions peuvent néanmoins être entreprises dans le cadre du droit actuel.
Les collectivités locales peuvent intervenir pour éviter une poursuite de la dégradation des conditions de réception des chaines germanophones des pays voisins. A défaut de pouvoirs juridiques, elles ont des moyens d’influence significatifs qui peuvent être utilisés. Les chaines germanophones constituent une offre médiatique très importante en langue régionale.
La constitution d’une radio FM régionale privée à financement public local s’exprimant exclusivement ou majoritairement en langue régionale parait légalement possible, financièrement supportable et techniquement réalisable.
Pour une télévision régionale, les efforts sont considérablement plus importants et il semble préférable e renforcer l’écoute des chaines germanophones existantes. Il serait possible de conclure des accords de programmation avec ces chaines pour éviter de laisser un monopole à France Télévision.
Il existe de rares médias régionaux encore produits partiellement en langue régional. Un programme spécifique d’aide pour ces medias serait à concevoir.
Cadre institutionnel
Les collectivités locales ont créé l’OLCA. Il est possible de poursuivre dans cette direction et de renforcer le cadre institutionnel de la promotion de la langue régionale. On constate que dans d’autres régions, il a été possible d’obtenir une participation de l’Etat à un organe exécutif de promotion de la langue régionale et de renforcer son caractère officiel par l’attribution d’un statut d’établissement public.
A côté d’une telle structure chargée d’activités opérationnelles, il serait judicieux de disposer d’une instance délibérative spécialisé dans les questions de langue et e culture régional : un Conseil culturel d’Alsace. La création d’une telle institution ne présente pas de difficultés juridiques. Les vraies questions sont celles de dégager un consensus sur son organisation et de définir des conditions de fonctionnement qui garantissent représentativité et efficacité.
Perspectives d’évolution
Les propositions qui précèdent sont toutes réalisables à droit constant. Il reste cependant indispensable de réfléchir aux modifications nécessaires au plan législatif. C’est dans cet esprit qu’ont été élaborées des propositions de loi tendant à attribuer un meilleur cadre juridique pour les langues régionales.
Une approche, complémentaire et non alternative à ces propositions de loi, consiste à examiner comment la langue régionale pourrait être mieux prise en compte dans le processus d‘attribution de nouvelles compétences aux collectivités territoriales en général ou à certaines collectivités territoriales en particulier, par exemple dans le cadre la reconnaissance d’un statut spécifique.
La Constitution ouvre une certaine marge de manœuvre à cet égard comme le montre le statut spécifique attribué à la Corse. La loi du 22 janvier 2002 relative à la Corse comporte notamment les mesures suivantes relatives à la langue et la culture : La collectivité territoriale de Corse établit le schéma prévisionnel des formations des établissements secondaires .L’Assemblée de Corse adopte un plan de développement de l’enseignement de la langue et de la culture corses, dont les modalités d’application font l’objet d’une convention conclue entre la collectivité territoriale de Corse et l’État. Cette convention prévoit les mesures d’accompagnement nécessaires, et notamment celles relatives à la formation initiale et à la formation continue des enseignants. La langue corse est une matière enseignée dans le cadre de l’horaire normal des écoles maternelles et élémentaires de Corse. La collectivité territoriale de Corse définit et met en œuvre la politique culturelle en Corse en concertation avec les départements et les communes.
Il devrait être possible d’obtenir au moins des dispositions équivalentes. Mais 10 ans après l’adoption de ce statut pour la Corse, de nouvelles avancées devraient être possibles.
L’objectif principal des changements de législation doivent viser à rendre obligatoire dans un certain nombre de circonstances la prise en considération de la langue régionale par les pouvoirs publics, alors que dans le droit actuel, elle est laissée à leur discrétion. Ceci concerne essentiellement l’éducation en langue régionale.
Enfin, il faut que la décentralisation joue davantage au profit de la reconnaissance d’une responsabilité spécifique du niveau local pour la promotion et la langue régional. Il est évident qu’au plan national, cette préoccupation ne restera toujours que très accessoire. JMW